Hasard de calendrier ? Les deux décisions sont tombées à quelques minutes d'intervalle, lundi matin. La judiciaire, d'abord : poursuivi pour viol, Jean-Claude Arnault, 72 ans, est condamné à deux ans de prison en Suède. La scientifique, ensuite : le prix Nobel de médecine est attribué à l'Américain James P. Allison et au Japonais Tasuku Honjo. Quel rapport entre les deux ? Le scandale Arnault, l'un des premiers à être jugé depuis l'émergence du mouvement #MeToo, perturbe cette année la traditionnelle saison des Nobel : après la médecine viendront la physique,la chimie, l'économie et la paix, mais pas celui de littérature, reporté par une Académie au bord du gouffre.
"Tout le monde a toujours su". L'affaire éclate en novembre 2017. Le prix Nobel de littérature vient d'être remis au Britannique d'origine nippone Kazuo Ishiguro. L'Académie suédoise, prestigieuse institution chargée de choisir le lauréat, entend ainsi redorer son blason : un an plus tôt, sa décision d'honorer le chanteur Bob Dylan n'a pas fait l'unanimité dans le monde des arts. Mais c'est sans compter sur un nouveau coup de théâtre, d'une nature toute autre : dans la foulée des premières révélations du scandale Weinstein, et alors que se répand le hashtag #MeToo, des accusations visent le Nobel au cœur. Dagens Nyheter (DN), journal de référence suédois, publie le témoignage de 18 femmes, affirmant avoir été agressées ou violées par un homme parmi les plus influents de la scène culturelle stockholmoise.
Le nom du mis en cause n'est pas immédiatement rendu public, mais son identité est notoire. Marié à une écrivaine, Jean-Claude Arnault dirige Forum, un lieu d'exposition et de performances culturelles en partie financé par l'Académie, qui y organise des lectures de lauréats. C'est dans cet espace que certaines femmes affirment avoir été agressées entre 1997 et 2017. "Tout le monde sait et tout le monde a toujours su", témoigne l'une d'entre elles. Plusieurs accusatrices expliquent avoir choisi de se taire plutôt que de risquer leur carrière, craignant que le Français ne fasse jouer ses proches relations avec les meilleurs éditeurs, producteurs, metteurs en scène et compositeurs suédois. "Il est venu vers moi et il m'a dit que je ne trouverais plus de travail", raconte notamment l'écrivaine Elise Karlsson, l'une des victimes présumées à s'exprimer à visage découvert.
Conflit d'intérêts et silence coupable. L'Académie rompt tout amarre avec le septuagénaire, ouvre une enquête interne et s'attache les services d'un cabinet d'avocats. Mais le scandale enfle. Lars Heikensten, le directeur général de la Fondation Nobel, qui finance le prix, s'inquiète publiquement d'une situation "grave et difficile". En avril, trois des 18 membres perpétuels de l'instance suédoise démissionnent et entraînent avec eux la secrétaire Sara Danius, première femme à occuper ce poste depuis la création de l'Académie, en 1786. Les résultats des investigations internes fuitent : elles concluent à un conflit d'intérêts - l'épouse de Jean-Claude Arnault, elle-même académicienne, possédait la moitié des parts de Forum -, et confirment des années de silence coupable : aucune mesure n'a été prise après la réception d'une lettre de dénonciation d'agression sexuelle reçue en 1997.
Début mai, l'Académie, également visée par une enquête du parquet financier, officialise l'inévitable : le prix Nobel de littérature 2018 ne sera pas remis à l'automne. "Nous jugeons indispensable de nous donner du temps pour restaurer la confiance avant la désignation du prochain lauréat", explique Anders Olsson, secrétaire par intérim. Officiellement, la désignation est reportée d'un an et devrait intervenir au même moment que le prix 2019. Parmi les 18 "sages", trois autres démissions ont été enregistrées. Deux des membres ne participaient plus aux travaux depuis plusieurs années. Or, selon les statuts de l'Académie, au moins 12 membres actifs sont nécessaires pour choisir de nouveaux adhérents.
Un nouveau prix à venir. Sur le plan pénal, plusieurs plaintes sont classées faute de preuves ou frappées par la prescription, mais le parquet estime disposer de suffisamment d'éléments à charge dans un dossier remontant à 2011. Une jeune femme affirme avoir été violée par le Français dans un appartement de Stockholm, alors qu'elle se trouvait "dans un état de peur intense". Fin septembre, le procès se tient à huis clos. Jean-Claude Arnault nie en bloc. Des témoins interrogés affirment quant à eux que le septuagénaire se vantait d'être le "19ème membre" de l'Académie... et soufflait le nom des futurs lauréats du Nobel à ses amis.
"Il n'y a aucune raison pour une peine plus courte que deux ans", a justifié la juge Gudrun Antemar, lundi, annonçant l'un des premiers verdicts consécutifs au mouvement de libération de la parole des femmes. La décision permettra-t-elle à l'Académie de laisser le scandale derrière elle ? "Nous espérons qu'ils seront en mesure de régler leurs affaires", se borne à affirmer Lars Heikensten. En attendant, des personnalités suédoises ont lancé un ersatz de Nobel de littérature, institué par une "Nouvelle Académie". Pensé comme opposé à l'ancien prix, gangrené par "les privilèges, les conflits d'intérêt, l'arrogance et le sexisme", il sera décerné le 12 octobre.