Dix ans après, que reste-t-il de la révolution égyptienne de 2011 ?

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Ariane Lavrilleux (depuis Le Caire), édité par Ugo Pascolo Photos : Ariane Lavrilleux

À la veille des dix ans du début de la révolution égyptienne, le pays est sous le contrôle strict du maréchal al-Sissi. La police est omniprésente, les opposants aux régimes sont qualifiés de terroristes et la torture est systématisée. Mais la révolution a été un déclic pour de nombreux Égyptiens qui ont entamé un virage à 180 degrés dans leur vie. 

Un obélisque caché sous une bâche en plein milieu de la place Tahrir au Caire, comme une allégorie du pays. Le 25 janvier 2011, moins d'un mois après le début de la "révolution du jasmin" tunisienne, les Egyptiens descendent dans la rue pour protester contre le régime du président de l'époque, Hosni Moubarak. Pendant 17 jours, ce sont des milliers de personnes qui occupent la place Tahrir, l'une des principales de la capitale égyptienne, pour mettre fin à l'État policier, obtenir la démission du président et la démocratie. Une lame de fond populaire qui obtient gain de cause. 

Les symboles de la révolution sous bonne garde

Dix ans après le premier rassemblement, la place Tahrir est toujours un énorme rond-point au centre du Caire, où les piétons n'ont pas d'autres choix que slalomer entre les flots de voitures. Mais pour ceux qui ont connu cette "place de la Libération" en 2011, tout a changé. Des rangées de palmiers, des bancs, un parking sous-terrain, du gazon et surtout, en plein milieu, cet obélisque de l'époque de Ramsès 2 caché sous une bâche depuis un an, et entouré de quatre sphinx eux aussi dissimulés dans des caisses en bois. Des monuments gardés par des soldats qui empêchent quiconque de s'en approcher de trop près. 

Ces symboles de la révolution égyptienne sont sous le contrôle total du maréchal al-Sissi. Après avoir chassé les Frères Musulmans, il mène depuis 2013 une répression sans précédent contre la société civile. Les opposants, journalistes, avocats, sont qualifiés de terroristes. Une répression dont n'avait que faire le champion de karaté, Khaled Saddouma, qui vit dans une banlieue populaire du Caire. Mais il y a six ans, elle est venue "défoncer la porte en fer de son appartement qui s'est rempli de policiers masqués et armés jusqu'au cou".

La sécurité d'État ne frappait pas au hasard, les hommes recherchaient les deux fils de Safaa et Khaled, deux adolescents de 17 et 19 ans. "Ils ont tiré Ahmed de son lit et il a disparu pendant plus de deux mois", raconte Khaled Saddouma au micro d'Europe 1. "Il a subi toutes les formes de torture, mais la plus courante c'était l'électricité", affirme de son côté Safaa. Une violence organisée qui s'est abattue sur cette famille parce que les deux adolescents "apparaissaient sur les photos du mariage d'un jeune arrêté dans une manifestation", indique Khaled. "Tous ceux qui étaient dessus ont été arrêtés, mais mes fils n'avaient aucun lien avec la politique."

Khaled et sa femme pensaient voir leurs fils réapparaître au bout de quelques mois, mais Ahmed a été condamné à mort. Il aura fallu une campagne pour faire pression et l'intervention de six ambassades différentes pour que le jeune homme voit sa peine réduite à 15 ans de prison. "Il n'y a pas de justice, ce n'est que de la politique", lâche Khaled. 

Une police omniprésente, une torture systématisée

À la veille des dix ans du début de la révolution, la présence policière s'est accrue dans les rues du Caire. Comme chaque année à l'approche du 25 janvier, les contrôles se multiplient et on voit même des visites d'appartements qui débouchent sur des arrestations. Globalement, pendant le mois de janvier, les jeunes égyptiens évitent de passer par la place Tahrir. Car les ONG, l'ONU et même le Parlement européen sont unanimes : la répression est désormais bien plus importante que sous Hosni Moubarak. La torture s'est systématisée et les disparus se comptent par milliers. 

Un désespoir s'est emparé du peuple face à ce régime qui emprisonne, consolide les pouvoirs de l'appareil sécuritaire et du président, qui a changé la constitution pour qu'il se maintienne jusqu'en 2030. Malgré tout, les activistes ne regrettent pas la révolution, car personne ne l'avait planifiée, rappelle Laila Soueif, militante de la première heure. "Le 25 janvier, personne, pas même les organisateurs, ne pensaient qu'ils seraient aussi nombreux, qu'ils arriveraient jusqu'à la place Tahrir. Et là, des gens ont crié 'à bas le régime', 'dégage Moubarak'. C'était spontané."

Dans un pays sous clé, mener une révolution physique semble donc impossible. Mais les mentalités sont en train de changer. Pour beaucoup, la révolution a été un déclic : si le dictateur Moubarak, en place depuis 30 ans, a pu tomber en quelques jours, alors tout le reste peut changer. Certains opèrent alors un virage à 180 degrés dans leur vie, comme Mohsen Mohammed, étudiant en commerce arrêté à 19 ans pour avoir voulu protéger une étudiante frappée par un policier. Il a passé cinq ans derrière les barreaux et sort son premier recueil de poèmes. "Certes, la révolution a échoué, mais elle toujours là", affirme-t-il. "Pour moi, ça veut dire me chercher, être en accord avec moi-même et le monde qui m'entoure."

Mohsen Mohamed, condamné à 5 ans de prison, il écrit son premier recueil de poésie derrière les barreaux.

Des révolutions intérieures et des mobilisations féministes

De véritables révolutions intérieures qui annoncent des changements profonds de la société égyptienne, explique le chercheur Youssef el Chazli. "Si on regarde la vie des gens qui ont participé à la révolution, elle a eu des effets fondamentaux sur leur manière d'être, de concevoir leur place dans la société. Il y a une remise en cause de la manière d'éduquer les enfants, de valoriser leurs hobbies, les arts, le théâtre, d'être aussi un peu plus critique sur la religion... Tout ça fait partie des vies ultérieures de la révolution." 

Ces changements se retrouvent notamment sur les réseaux sociaux, où les mobilisations, par exemple féministes, se sont multipliées dans ce pays où 60% de la population à moins de 30 ans. La dénonciation des violences sexistes y sont ainsi devenues un sujet quotidien. Avant 2011, c'était un combat très minoritaire ou accaparé par Suzanne Moubarak, l'épouse du dictateur, qui s'en servait pour se donner une image moderne.

Mais cette année, un chanteur marocain poursuivi pour viols n'a pas pu se produire au Caire, parce des milliers de jeunes femmes se sont mobilisées. Des journalistes et des avocats ont été renvoyés après des plaintes pour harcèlement, tandis qu'un acteur célèbre a soutenu publiquement son fils transgenre. Chaque polémique est énorme et contribue à briser les tabous. 

Une économie dégradée

Sur le plan économique, la situation égyptienne s'est dégradée. La pauvreté et les inégalités ont progressé dans le pays et des millions de familles survivent grâce aux Egyptiens qui partent travailler à l'étranger, notamment dans les pays du Golfe. Preuve en est, les transferts d'argent de ces expatriés ont atteint les 28 milliards de dollars l'an dernier, soit 8% du PIB égyptien. Mais cette rente n'est pas éternelle, car l'Arabie saoudite veut désormais donner la priorité à ces citoyens.