Partout dans le monde, les livreurs à vélo ou en scooter font désormais partie du paysage urbain. Si le travail semble identique, les tâches et les conditions de l'activité changent pourtant du tout au tout selon les pays. En Inde, les Dabbawallas sillonnent la ville à vélo depuis plus d'un siècle. Habillés de blanc, ils acheminent chaque jour des centaines de milliers de boites-déjeuner cuisinées par les femmes jusqu’au lieu de travail de leurs maris. En Chine, des livreurs d'un autre genre arborent du rouge, du jaune ou bleu, selon l'entreprise pour laquelle ils travaillent, et conduisent 13 heures par jour. Là-bas, on estime qu'ils sont au moins 6 millions à quadriller le pays.
En Inde, un métier menacé par la crise sanitaire
Tous les habitants de Bombay sont témoins de cet étrange spectacle. A midi, un train spécial arrive à la gare centrale de Churchgate, rempli de boites repas en métal immédiatement récupérées par des cyclistes en uniforme blanc. Des coursiers bien particuliers qui les acheminent vers les nombreuses entreprises et institutions à l'architecture coloniale dans le sud de la ville.
"Nous sommes connus dans le monde entier car nous livrons 200.000 repas chaque jour, avec seulement 5.000 employés. Sans technologie, sans plastique, sans papier, sans véhicules. Nous collectons d’abord les repas préparés dans les foyers. Nous avons mis au point un système de codage avec des lettres, des nombres et des couleurs pour notre chaîne de livraison. Un même repas passe entre les mains de trois ou quatre Dabbawallahs avant d’arriver à son destinataire. L’Université de Harvard a déclaré que nous étions les inventeurs de la logistique moderne !", s'exclame Ritesh André, fils et petit-fils de Dabbawallahs, qui a passé un master en finance avant d'en devenir le porte-parole.
120 Dabbawalas travaillent actuellement, contre 5.000 avant la pandémie
Il nous accueille dans une petite pièce d’un immeuble au centre de la ville, qui leur sert de bureau. A côté de lui, une dizaine de Dabbawallahs tentent de tuer le temps en buvant du thé ou en consultant leurs téléphones. Car aujourd’hui cette organisation unique au monde est gravement menacée par les différents confinements imposés dans la ville. "Dès que le Covid est apparu en Inde, notre comité a décidé de suspendre ses services. Mais nous pensions que cela serait réglé en dix jours ! Les Dabbawallahs se sont retrouvés dans une situation très difficile."
Beaucoup de Dabbawallahs vivent dans des bidonvilles. Privés de salaire, ils se sont retrouvés dans une situation très précaire. "Il faut nourrir notre famille. Le gouvernement de Bombay nous a finalement autorisés à reprendre notre service. Mais le problème, c’est que la plupart de nos clients sont désormais passés au télétravail. Alors, où pouvons-nous bien livrer nos boîtes repas ?", interroge Ritesh André.
A côté du porte-parole, Unlas Shantaram acquiesce. Lui a commencé à livrer en 1991, en utilisant la bicyclette de son grand-père. Il est devenu président des Dabbawallahs en 2007 et 30 ans après ses débuts, il continue à nourrir le ventre de Bombay. "Seulement 120 Dabbawallahs travaillent en ce moment, contre 5.000 avant la pandémie. Je continue à livrer des plats tous les matins. Parce que pour moi, être président des Dabbawallahs, c’est d’abord travailler à leurs côtés, sur le terrain, pour représenter leurs intérêts." Des ONG l'ont aidé à organiser des distributions de rations alimentaires aux travailleurs en attendant des jours meilleurs.
Un métier à réinventer
Pour les Dabbawallahs, le travail commençait à revenir il y a quelques mois, alors que l’Inde semblait débarrassée du virus. Mais avec la deuxième vague et le reconfinement décrété le mois dernier à Bombay, les livreurs sont à nouveau au chômage technique. Pour ne pas disparaître, Ritesh André tente de faire évoluer la profession. "Nous avons prévu de proposer nos services sur Internet. Il sera désormais possible de commander des fruits et légumes via une application, et nous vous livrons le lendemain matin sur votre palier."
Les Dabbawallahs ont récemment lancé leur site web et misent désormais sur les investissements extérieurs. "Une entreprise pourra utiliser le logo et le nom des Dabbawallahs pour ses services de livraison. Mais avec une condition : les emplois doivent être donnés à nos travailleurs."
La municipalité a promis aux Dabbawallahs de mettre à leur disposition un immeuble pour les loger, ainsi que de plus grands bureaux. Ritesh espère pouvoir y ouvrir un musée des Dabbawallahs. Encore faut-il que la profession survive aux durs temps à venir.
En Chine, les forçats de l'économie en ligne
Il faut imaginer une armée de livreurs quadrillant la Chine 24 heures sur 24, habillés de rouge, de jaune ou de bleu, selon l’entreprise pour laquelle ils travaillent. Leur nombre ne cesse d’augmenter, en même temps que le volume de ventes en ligne : en Chine, 25% des ventes se font via Internet. Le pays représente quelque 60% des livraisons dans le monde. Il faut dire que chaque Chinois se fait livrer en moyenne de 59 colis par an. La tendance a encore augmenté avec les fermetures dues à la crise sanitaire.
Mais leur statut est pour le moins précaire. Les livreurs sont en général payés à la course et doivent déduire de leur paye les amendes - client mécontent, colis abîmé, retard - ou les frais de réparation de leur scooter. Ils bénéficient rarement du minimum de protection sociale et travaillent souvent sans contrat. Un livreur se lève à l’aube, achève sa journée en fin de soirée et prend rarement des congés.
Hui Yuan, 28 ans, a quitté sa campagne natale l’année dernière pour s'installer à Pékin. "D’abord, c’est là qu’il y a le plus de travail. C’est facile d'être livreur, les critères d’embauche ne sont pas très compliqués. On n’a pas besoin d’avoir de qualifications ou de formation. En plus, quand j’ai commencé l’année dernière il n’y avait que ça comme travail à cause de l'épidémie. Je n’avais aucune idée de ce que j’allais faire ici à Pékin, alors j’ai pris le premier job que j’ai pu trouver", raconte-il.
Des journées de 13 heures
Ses journées commencent aux aurores, à 6h30. Il se présente au centre de stockage à 7h tapantes et ne rentre pas chez lui avant 20h. "La première chose que je dois faire, c’est recevoir les colis qui me sont assignés. Je les prends directement dans le camion et je prépare mes livraisons en fonction des adresses. Je dois contacter chaque client individuellement pour savoir s’ils sont disponibles pour recevoir leur colis, ou à quel endroit je dois le laisser. Dans une journée classique je distribue entre 160 et 170 colis. J’arrive à gagner environ 10,000 yuans par mois." Soit 1.500 euros, un salaire plutôt conséquent pour un Pékinois.
Comme lui, la plupart de ces forçats de l’économie virtuelle viennent des campagnes ou des petites villes de province. Ce sont des immigrés de l’intérieur, pas toujours en règle, citoyens de seconde zone qui louent une petite chambre ou partagent un appartement.
20.000 sociétés de livraison sont désormais répertoriées en Chine, dont beaucoup sont de tout petits opérateurs qui sous-traitent, selon un système de franchise, les flux des cinq grands noms de l’industrie. Les patrons de ces derniers, eux, sont richissimes. Wang Wei, le PDG de SF Express, est le quatrième homme le plus riche de Chine, après l’introduction en Bourse de sa société. Il pèse déjà plus de 20 milliards d’euros.
Pour ceux qui se plaignent, direction la prison
Côté livreurs, aucun syndicat n'existe pour défendre les intérêts des travailleurs. Et pour cause : ceux qui râlent risquent la prison. C’est ce qui est arrivé à Chen Guojiang, un livreur de 31 ans. En février, juste avant la réunion du parlement chinois, il a été arrêté à Pékin pour trouble à l’ordre public. Originaire du sud-ouest de la Chine, il est devenu le porte-parole de ces coursiers payés au lance-pierre.
Il avait créé un groupe WeChat, équivalent chinois de WhatsApp, et un compte Douyin, le TikTok local, pour alerter sur leurs conditions de travail précaires. Des séquences visionnées par des dizaines de milliers de ses collègues livreurs. Un succès qui a valu à Chen le surnom de "leader" mais qui lui a couté sa liberté. Car selon les informations, Chen Guojiang est toujours emprisonné.
On est loin de l’image de ces coursiers qui avaient eu les honneurs du régime communiste en 2019 en participant au défilé militaire célébrant le 70e anniversaire de la création de la "Chine moderne" par Mao Zedong. Plusieurs dizaines de scooters descendaient alors l’avenue de la Paix éternelle et paradaient sous le portrait du Grand Timonier.