"Justice sans limite" : c’est le nom de l’opération militaire lancée contre les talibans, maîtres de Kaboul et protecteurs de Ben Laden, peu de temps après les attentats du 11-Septembre 2001. L’opération commence dans le secret, les secrets. Le secret d’une opération aérienne que mènent les bombardiers furtifs B2 dans la nuit du 6 au 7 octobre, dans les secrets de forces terrestres discrètement disséminées sur le territoire afghan pour guider les bombardements des B1 et des B52... Les 19 et 20 octobre, la traque terrestre est officiellement lancée. Les buts de Washington : se venger des milliers de morts du 11-Septembre, reprendre l’Afghanistan aux talibans et surtout capturer "mort ou vif" l’ennemi numéro 1 de l’Amérique, Oussama Ben Laden.
Les médias du monde entier suivent cette traque et envoient des journalistes sur place. Europe 1 est bien sûr de la partie et envoie plusieurs reporters dans la région, entre Afghanistan, Pakistan et Tadjikistan. Pour la plupart des envoyés spéciaux, l’entrée en Afghanistan se fait par la frontière tadjike, au nord du pays. L’avantage : se passer de visa, car la zone est tenue par l’Alliance du Nord, les fidèles du commandant Massoud. Les fidèles du Lion du Panshir, assassinés le 9 septembre 2001, mènent le combat contre les talibans et profitent du soutien décisif des bombardements alliés.
De l'argent caché un peu partout
C’est donc par cette frontière que je pénètre en Afghanistan. Depuis le Pakistan, Patrice Thomas, envoyé spécial pour Europe 1, tente lui aussi de rejoindre Kaboul. Pour ma part, je "relève" Franck Berruyer qui vient déjà de passer plusieurs semaines sur place également pour Europe 1. Nous nous croisons rapidement, il me donne quelques conseils sur la sécurité et l’hygiène, notamment la gestion de l’eau plus ou moins potable pour ne pas tomber malade.
Sur place, la priorité est de trouver un moyen de rejoindre Kaboul pour assister à la chute de la ville devenue inéluctable. Course pour louer des 4X4, trouver des traducteurs... Les tarifs s’envolent dans un pays à la pauvreté extrême assailli par des dizaines de journalistes. Parfois 500 dollars par jour pour une vieille Jeep russe fatiguée, mais increvable. La guerre et le risque coûtent cher, les envoyés spéciaux sont des banques ambulantes. J’ai sur moi plus de 30.000 dollars en liquide, cachés dans une ceinture, des poches, il y a des billets un peu partout.
Il s’agit de ne pas montrer cette "richesse", mais personne n’est dupe. Faute de système bancaire en état de marche, il faut pouvoir "assurer" les semaines, ou les mois que dureront les missions sur place. Le vol ou l’agression pour l’argent font partie de nos craintes. D’autant qu’il faut aussi garder un œil sur le matériel - enregistreur professionnel et antenne et téléphone satellite -, et bien sûr les affaires personnelles.
Avec des collègues du Figaro et du Nouvel Observateur, nous dénichons véhicule, chauffeur et traducteur. Une alliance à trois pour faire baisser les coûts. Nous prenons ensemble la route de Kaboul. Les distances sont faibles mais les pistes redoutables, les quelques villages blottis dans le drapé minéral des vallées observent avec curiosité le passage des journalistes. Les voitures sont ornées du portrait de Massoud : hommage au chef et sécurité pour ne pas se faire tirer dessus.
Une guerre curieuse et traître
Pas toujours facile de se nourrir, encore moins de dormir, parfois dans les mosquées. Le tapis afghan est confortable au premier abord, mais très habité par les puces et autre insectes dévoreurs. La descente vers Kaboul se fait lentement, trop lentement à notre goût en traversant les rivières à gué derrière les chevaux qui sentent les meilleurs endroits où passer en sécurité.
Cette guerre est curieuse, et traître. Pas de front, impossible de savoir où sont les ennemis. Les montagnes et collines permettent aux combattants de se déplacer discrètement.
Parfois, des positions sont renforcées car les combattants de l’Alliance du Nord sont confrontés dans les environs à des poches de résistance des talibans. C’est le cas ici, dans la région de Taloquan. Les escarmouches y sont fréquentes. Nous arrivons sur cette colline équipée d’un rare char, signe que la zone est plus disputée que d’autres. Guerre à l’ancienne, où l’on se terre et où l’on enterre le matériel. Malgré cet ambiance bon enfant, l’imprévisibilité du conflit se rappelle à nous.
Arrivée dans un Kaboul déserté
Quelques obus de mortiers annoncent leur arrivée par le sifflement de leur chute. Nous sautons dans les tranchées. Explosions sourdes, tout le monde va bien. Merci le refuge à l’ancienne. C’est dans ce secteur que le 11 novembre, deux journalistes français, Johanne Sutton de RFI, Pierre Billaud de RTL et un reporter allemand, Volker Handloik, travaillant pour le Stern, sont tués lors d’une embuscade. Plus tard, d’autres journalistes seront tués, probablement pour des raisons crapuleuses, comme le vol.
Kaboul tombe le 13 novembre. Nous peinons à rejoindre la capitale afghane car le tunnel de Salang qui permet d’éviter les cols est fermé. Il faut donc passer au dessus, à plus de 4.000 mètres d’altitude, à hauteur des paysages enneigés et glacés du pays pour rejoindre la capitale. Encore quelques dizaines de kilomètres. À proximité de la ville, les conséquences de la guerre sur les populations s’affichent devant nos yeux avec des camps de réfugiés perdus dans les campagnes inhospitalières.
Quand nous arrivons à Kaboul, les talibans l’ont désertée. Patrice Thomas est déjà là, il a pu arriver plus rapidement depuis le Pakistan. Dans mes souvenirs, nous sommes quatre ou cinq journalistes à partager une villa qui sert d’hôtel, de bureaux, de refuge. Le fameux mollah Omar est en fuite, Oussama Ben Laden aussi. Une seule question pour tous : où va se poursuivre la traque du chef d’Al-Qaïda ? Quand Kandahar, la grande ville du sud, va-t-elle tomber ? Pour Europe 1, Marc Messier tente de rejoindre la ville depuis le Pakistan.
Tous les journalistes cherchent un moyen de raconter la recherche de l’ennemi numéro 1. Je tente une incursion vers le sud, vers la route de Kandahar. La zone est déconseillée, incertaine. Après la sortie de Kaboul, une bourgade fait office de dernière ligne avant l’inconnue. Toujours cette incertitude liée à l’absence d’un front bien défini. Qui est qui, qui contrôle quoi, ceux qui disent être des nôtres le matin seront-ils des nôtres l’après-midi ? Pas question d’aller plus loin, trop risqué. Les Afghans doutent aussi entre eux en permanence les uns des autres.
Des grottes devenues des refuges bien organisés
Finalement la traque se poursuivra vers l’est, vers le Pakistan. Patrice Thomas est parti. Nous sommes mi-décembre, le 12. Non loin de la grande ville de Djalalabad, c’est dans la zone escarpée de Tora Bora qu'Oussama Ben Laden et ses hommes se seraient réfugiés. Tora Bora est réputée pour ses grottes qui seraient devenues des refuges bien organisés et fortifiés, le camp retranché des talibans.
Cette fois, je fais "équipe" avec Mathieu Jego de RTL. Nous partageons là encore voiture, conducteur, traducteur et logement. Bombardements massifs des B52 sur la zone, nous croisons parfois des véhicules neufs où se dissimulent des hommes. Ce sont probablement ceux qui guident les avions sur les objectifs, qui les désignent aux bombardiers, et parfois des forces spéciales américaines ou d’autres nationalités. Ils préféreraient ne pas nous voir, ou que nous ne les voyions pas, mais il n’y a qu’une piste pour voiture, seule et unique voie de passage pour des personnes chargées ne pouvant se déplacer à pied.
Les combats au sol sont rares, en tout cas nous les entendons rarement. Nous savons qu’ils existent car les combattants exhibent de temps à autre les vaincus du jour. Un matin, pourtant, ces combats se rappellent à nous. Alors que nous sommes installés au soleil, détendus pour envoyer les reportages, une mitrailleuse lourde nous "allume" depuis le flanc opposé de la vallée. Avec mon collègue Mathieu Jego, nous courons derrière les rochers. Quelques minutes plus tard, un avion vient bombarder les tireurs, la preuve que les forces spéciales et les guides des avions veillent.
Navid, fixeur pris pour cible
Un autre jour, en partant très tôt, nous tâchons d’aller sur les traces des soldats américains mais nous sommes stoppés par les moudjahidins. Ils s’en prennent à Navid, notre fixeur, qu’ils commencent à battre à coups de crosse. Nous nous interposons. Indispensable Navid. "Why not", comme nous l’appelons, car il répond comme cela à toutes nos demandes, et il rend tout possible ou presque.
Navid est toujours aux aguets. Un soir, il nous confie une kalachnikov et nous enjoint de dormir avec, là où nous logeons car des hommes de Ben Laden se rapprocheraient, de nuit, dans le coin, alors que nous sommes sans protection dans la bergerie isolée. Nuit d’angoisse qui s’ajoute au reportage, à la quête quotidienne de nourriture et au besoin de se laver. Nous sommes loin d’une hygiène quotidienne, nous arriverons une fois à improviser une forme de douche après avoir négocier des seaux d’eau du puits avec le fermier.
Il faut se rendre à l'évidence : Ben Laden a gagné la partie
Au bout de quelques jours, les bombardements s’éloignent, nous le constatons, le voyons et le calculons en comptant le nombre de secondes entre la lueur et le champignon de l’explosion et l’arrivée de son fracas (300 m/s pour le son). C’est devenu une espèce de jeu entre nous. Les bombes tombent à plus de dix kilomètres de nous, vers le Pakistan. Les zones reprises livrent leurs secrets, dont ces grottes que les combattants fouillent avec délectation.
Nous sommes loin des édifices dessinés dans les journaux de l’époque avec plusieurs étages, de la climatisation, des zones renforcées. Les grottes sont primitives mais elles contiennent des réserves de munitions et surtout une étonnante documentation : des manuels de terrorisme dont certains sont même rédigés en français.
Quelques jours plus tard, il faut se rendre à l’évidence : Oussama Ben Laden a gagné la partie en ce mois de décembre 2001. Il a rejoint le Pakistan avec les fidèles qui lui restent. Les bombardements s’arrêtent. Je rentre quelques jours à Kaboul. Europe 1 décide de me rapatrier, un périple aérien passant par le Pakistan, Dubaï, et la Suisse avant Paris. Il faudra attendre le 2 mai 2011 et l’opération menée à Abbottabad en banlieue d’Islamabad, la capitale du Pakistan, par les forces spéciales américaines pour que la traque d’Oussama Ben Laden prenne fin définitivement.