Sur sa page Facebook, Amr Khaled affiche plus de 21 millions de mentions "j’aime". Cet Egyptien de 49 ans est une star dans le monde arabe. "Depuis plus de dix ans, cet ancien comptable d’Alexandrie fait des ravages auprès des jeunes filles en particulier", écrit le quotidien Libération à son sujet. Amr Khaled est un "télécoraniste". A la télévision, puis sur le web, il décrypte le Coran pour les musulmans pratiquants. Le New York Times l'a même élu le "télé-évangéliste" musulman le plus célèbre et le plus influent du monde.
Comme lui, des dizaines d’autres évangélistes musulmans sont suivis par des milliers, voire des millions de spectateurs et d’internautes pour certains. "Le télécoraniste égyptien Ghonim est régulièrement invité en Tunisie où il remplit des stades", cite pour exemple Mathieu Guidère, spécialiste du monde arabe et auteur du Retour du califat. "Ce sont des stars !".
De téléprédicateur à télécoraniste
Le phénomène des téléprédicateurs a vu le jour dans les années 2000, lorsque des Américains, nouvellement convertis à l’islam, ont voulu copier les télé-évangélistes très puissants outre-Atlantique. Une volonté d’expansion qui a coïncidé avec l’arrivée au pouvoir des islamistes en Egypte et en Tunisie, après le Printemps arabe, et qui a favorisé le développement des téléprédicateurs.
"Ils se sont beaucoup développés sous le président égyptien Morsi entre 2012 et 2014", se souvient Mathieu Guidère, qui habitait en Egypte à cette époque-là. "C’était impressionnant : tous les soirs il y avait une longue émission animée par des prédicateurs".
Amr Khaled star des télécoranistes :
Mais avec la chute des Frères musulmans en Egypte en 2014 - ils ont été placés sur la liste des organisations terroristes par le gouvernement égyptien – les téléprédicateurs ont été interdits en Egypte, au Maroc, en Arabie Saoudite ou encore en Tunisie. "Un grand nombre d’entre eux se sont donc convertis en télécoranistes", explique Mathieu Guidère. Ainsi, ceux qui prêchaient dans le but de convertir leur auditoire, se sont recyclés dans l’explication de textes du Coran.
Des conservateurs aux progressistes…
Parmi les télécoranistes stars, Mathieu Guidère distingue deux mouvements : les "fréristes", issus des Frères musulmans (les Egyptiens) et les salafistes (les Saoudiens). Pour le spécialiste, le deuxième courant prédomine aujourd’hui sur le marché du télécoranisme, notamment à cause du recul des Frères musulmans en Egypte.
"Mais il ne faut pas confondre les télécoranistes qui officient à la télévision et ceux que l’on trouve sur Internet", prévient-il. Les premiers ont un discours extrêmement surveillé et encadré par les Etats, alors que sur le web on trouve toutes sortes de télécoranistes.
"C’est bien mieux que d’aller à la mosquée"
Et c’est pendant la période du ramadan que les télécoranistes sont particulièrement suivis et écoutés. Ces évangélistes musulmans profitent de ce moment de repli sur soi et de recueillement pour distiller maints conseils sur les pratiques tolérées ou non pendant la période du ramadan. Les sujets abordés sont essentiellement pratiques, comme le droit ou non de porter du maquillage pendant cette période, ou de faire une bise à sa femme avant de partir travailler.
"Ils ont énormément de succès auprès des jeunes parce que pour eux, c’est bien mieux que d’aller à la mosquée", estime Mathieu Guidère, soulignant que pour certains jeunes la mosquée est désormais associée à la radicalisation.
Dans ce paysage des télécoranistes, essentiellement masculin, Abla al-Kahlaoui, surnommée Mamie Abla, fait figure d’exception. Cette Egyptienne de 67 ans est l’une des rares femmes évangélistes musulmanes. Pendant le ramadan, "elle répondra aux questions des téléspectatrices en direct, tous les soirs, après la rupture du jeûne", sur la chaîne satellitaire Iqraa, annonce Libération.
Chaque chaîne satellitaire islamiste a son télécoraniste star. Et pendant le ramadan l’enjeu est de taille : c’est le mois où les musulmans consomment le plus. "Le télé-évangélisme est un énorme business", analyse le politologue. "Il faut payer très cher pour faire venir le télécoraniste, mais aussi pour développer l’émission. Et puis la publicité qui est diffusée pendant le programme coûte une fortune, surtout pendant le ramadan !". Selon le magazine Forbes, les revenus de l’Egyptien Amr Khaled s’élèvent aux alentours de 1,7 million d’euros par an.
Mais ce n’est pas tant le business que l’influence de ces télécoranistes qui inquiète Mathieu Guidère. Pour lui, le développement du télé-évangélisme est dangereux pour la laïcité. Avec les télécoranistes, on assiste à l’immixtion toujours plus grande du religieux dans la gestion de la vie quotidienne. "On remet du religieux dans la vie privée des gens et le religieux risque de l’emporter. Il est là le problème", conclut l’expert.