C'est un moment charnière dans l'histoire politique iranienne. Vendredi, la population est appelée aux urnes pour désigner le futur président. L'élection se joue entre deux hommes : le président sortant, le modéré Hassan Rohani, et le conservateur religieux Ebrahim Raissi. Alors que la société iranienne est en pleine modernisation, et que la levée des sanctions internationales a permis un léger regain économique du pays, les 56,4 millions d'Iraniens doivent choisir entre deux visions politiques radicalement opposées.
La défense des libertés individuelles, un enjeu majeur
C'est notamment sur la défense des libertés que l'écart se fait le plus grand entre les deux principaux candidats. Attaqué par son rival sur son bilan économique, Hassan Rohani a "déplacé le débat sur les libertés individuelles, sur un rôle plus actif des femmes, sur la défense des minorités religieuses…", indique Thierry Coville, chercheur à l'Institut de Relations Internationales et Stratégiques (IRIS) et spécialiste de l'Iran. Dans une campagne où les échanges, notamment lors des débats télévisés, ont été particulièrement virulents, "le président sortant a déclaré que ses adversaires étaient des ennemis de la liberté", rappelle Thierry Coville.
Et pour cause. Avant de briguer la présidence, Raissi a travaillé, pendant plus vingt ans, au sein du puissant pouvoir judiciaire d'Iran, contrôlé par les religieux conservateurs. Il a notamment occupé entre 1985 et 1988 le poste de procureur adjoint du tribunal révolutionnaire de Téhéran. Durant cette période, les opposants ont été durement réprimés et des centaines, voire des milliers, de prisonniers exécutés, à la fin de la guerre Iran-Irak. Pour les pro-Rohani, difficile de croire qu'un conservateur comme Raissi serait enclin à libéraliser la société. "Avec Raissi, les ultra-radicaux seraient au pouvoir, et on pourrait s'attendre à plus de répression", avance Thierry Coville.
"Si 20 à 30% de la population iranienne conserve une vision assez dure de la société, une large majorité aspire à un système politique plus ouvert", indique le spécialiste de l'Iran.
Un pays à sortir de la crise économique
Avec un taux de chômage de 12,5% - 27% chez les jeunes - et une croissance de 6,5% en 2016 essentiellement due à la reprise des exportations de pétrole, l'économie est l'un des enjeux principaux du scrutin. Là-dessus, Raissi et Rohani n'ont rien en commun. "Raissi a surtout concentré son discours avec une vision populiste des problèmes sociaux iraniens. Il a expliqué que, s'il était élu, il dépenserait davantage pour venir en aide aux pauvres. Mais à aucun moment, il n'a expliqué comment il allait procéder", souligne Thierry Coville.
Rohani, lui, défend un bilan en demi-teinte. Certes, le président sortant est parvenu à réduire le taux d'inflation de près de 40% à environ 9,5% - selon les chiffres officiels - et à conclure un accord avec les grandes puissances sur le programme nucléaire de l'Iran qui a permis la levée d'une partie des sanctions internationales qui le frappaient. Mais cet accord n'a pas entraîné l'afflux d'investissements étrangers espéré. Le gouvernement Rohani a estimé à 50 milliards de dollars par an les investissements étrangers nécessaires à la relance de l'économie. Mais les investisseurs et les grandes banques internationales restent réticents en raison de l'attitude des Etats-Unis qui ont renforcé les sanctions non liées au programme nucléaire, ainsi que du système économique et financier opaque de l'Iran.
Poursuivre la normalisation des relations internationales… ou pas ?
Durant la campagne, Ebrahim Raissi s'est montré particulièrement critique à l'égard de la politique étrangère menée par Hassan Rohani, lors de son premier mandat. "Pour lui, elle est évidemment trop ouverte vis-à-vis de l'occident", note Thierry Coville. Le religieux voudrait idéalement que l'économie iranienne se suffise à elle-même. Toutefois, réformistes et conservateurs s'entendent sur un point : la nécessité d'attirer des investissements étrangers pour relancer l'économie. "Ils sont bien obligés d'être pragmatiques", juge le spécialiste de l'IRIS.
Par ailleurs, si Ebrahim Raissi endossait le costume de président, cela pourrait décourager l'Europe, et notamment la France, d'investir en Iran. "Les entreprises françaises sont en train de négocier des marchés. Mais compte tenu de son approche, on peut s’attendre à une longue période d’incertitude, et les entreprises françaises pourraient être plus réticentes à s'implanter dans le pays. Cela pourrait ralentir les efforts de prospection du marché iranien", explique Thierry Coville.
À plus long terme, le résultat du scrutin aura des conséquences sur l'orientation politique du pays pour les prochaines décennies. Le guide suprême Ali Khamenei, âgé de 77 ans, est le véritable chef de l'Etat iranien, où le pouvoir religieux est prépondérant. C'est lui qui a le dernier mot sur les questions étrangères et intérieures. Raissi en est très proche, et est même pressenti, en cas de victoire à la présidentielle, pour sa succession. "Tout est une question de rapports de force. S'il obtient un mauvais résultat dans les urnes, ça affectera forcément ses chances", précise Thierry Coville. À l'inverse, si Rohani remporte le soutien populaire, cela lui donnera une aisance supplémentaire pour oser critiquer les orientations du guide, et pour revendiquer ainsi des avancées en matière de libertés individuelles.
Pour Thierry Coville, si les tensions sont indéniablement fortes, "il faut toutefois saluer leur règlement démocratique par une élection". Bien loin des fantasmes communément véhiculés sur l'Iran. Le résultat du scrutin pourrait être connu dès vendredi soir.