Le 13 janvier dernier, le Premier ministre irlandais présentait les excuses de l’Etat aux survivants des "maisons pour mères et enfants", institutions religieuses qui ont accueilli des mères célibataires et leurs enfants nés hors mariage pendant des décennies dans des conditions souvent déplorables. Ces excuses intervenaient après la publications des résultats d'une enquête commandée par le gouvernement six ans plus tôt. Ceux-ci établissaient "qu’environ 9.000 enfants [étaient] morts dans ces foyers, soit environ 15% des enfants qui y [avaient été]".
Cette face sombre de l’histoire n’aurait sans doute pas été révélée sans la curiosité de Catherine Corless, mère au foyer et historienne à ses heures perdues. Dans la petite ville de Tuam; dans le comté de Galway, elle décide de commence à enquêter. Enfant, elle est restée marquée par ses années d’école où elle a côtoyé des enfants maigres, mal vêtus et qui se volatilisaient parfois du jour au lendemain. Bien vite, elle découvre que 800 noms ont disparu des registres d’inhumation. 800 enfants dont on sait qu’ils sont morts mais dont les traces ont disparu. En 2014, ses recherches permettent de repérer une fosse commune sous le foyer des Sœurs du Bon Secours de Tuam.
Un endroit "froid"
Ces foyers étaient tenus pas l’Eglise et subventionnés par l’Etat. Leur objectif était d’accueillir les femmes tombées enceintes hors mariage : il s'agissait souvent de jeunes mères, pauvres, qui étaient isolées dans ces maisons jusqu’à la naissance de leur enfant. Dans l’Irlande catholique du XXe siècle, les enfants illégitimes étaient généralement dissimulés. "Ma famille savait que j’étais enceinte, mais je ne pouvais pas rester à cause de la honte", explique Sheila. Tombée enceinte à l’âge de 19 ans, elle n’a pas attendu que sa famille prenne une décision pour aller d’elle-même au foyer. "L’Eglise nous répétait que commettre le péché originel était terrible, que ça déshonorait votre famille, la paroisse, les voisins... Alors j’ai toqué à la porte, j’ai inscrit mon nom dans le registre et quand vous faites ça, vous devenez la propriété de l’Etat."
Sheila n’a passé qu’un an dans la maison Saint Patrick, à Dublin. Mais elle en garde un souvenir vivace. Elle décrit un endroit "froid", le travail de nettoyage ou de garderie qu’on lui imposait et l’interdiction de parler avec les autres femmes. Les religieuses sont omniprésentes. Sheila raconte qu'elles lui criaient dessus lors de l'accouchement, lui affirmant qu’elle "payait pour ses pêchés". "Quand mon fils est né, [il] a été mis à la nurserie. Je n’avais pas le droit de regarder ou toucher ma chair et mon sang."
La souffrance des enfants "survivants"
La Commission d’enquête née de l’initiative du gouvernement a admis que les enfants nés dans les foyers religieux, entre 1922 et 1998, voyaient leurs "perspectives de survie significativement réduites". Les "survivants" étaient rapidement arrachés à leur mère mais subissaient, comme elle, les conditions de vie difficiles et des humiliations. "Les conditions étaient très primitives", raconte John, aujourd’hui âgé de 72 ans et né dans la maison de Tuam. "Les toilettes étaient dehors, elles étaient tout le temps pleines, jamais réparées… il y avait beaucoup d’enfants malades".
Envoyés à l’écoles, les enfants du foyer ne sont pas autorisés à se mêler aux autres. Même après avoir réussi à nouer des liens avec d’autres garçons de son âge, John subit des violences psychologiques permanentes. "Un de mes copains m’a dit un jour : 'tu sais ce que ça veut dire illégal ?' Je lui ai répondu que c’était l’enfant d’une femme non mariée. Il m’a dit 'non, cela veut dire que tu ne devrais pas exister'."
Après le foyer de Tuam, John est envoyé dans une famille d’accueil, dans la campagne profonde, où ses nouveaux parents sont payés 3 livres par mois par l’Etat pour s’occuper de lui. A 16 ans, il part pour l’Angleterre mais entame une période de quasi-errance qui durera dix ans. "Je me sentais toujours exclu, je ne savais pas qui j’étais, ce que j’allais faire de ma vie, et le fantôme de ma mère me traquait…" Cette dernière écrit à son fils, le suppliant de revenir vivre avec elle. "Je n’aimais pas ma mère ! Je la fuyais. Je ne voulais pas être associée à cette femme de mauvaise réputation. Je m’en tenais aux enseignements de l’Eglise. Mais des années plus tard quand je me suis marié et que j’ai eu des enfants, j’ai réalisé que c’était un énorme mensonge. Alors je me suis mis à chercher ma mère."
Il raconte avoir pleuré de joie au moment de la retrouver, il était alors quadragénaire. "C’était le plus beau jour de ma vie !", lâche-t-il, peinant à réprimer un sanglot. "J’ai attendu si longtemps pour rencontrer ma vraie mère. Il s’est avéré que c’était une femme d’une volonté exceptionnelle, c’était une mère magnifique pour moi."
Un trafic organisé pour l'adoption
Le rapport sur les maisons pour mère et enfants suggère que l’Eglise catholique a organisé un véritable trafic en matière d’adoption. Les foyers prenaient parfois des airs de supermarchés : selon certains témoignages de "survivants", des adultes inconnus se succédaient, regardant les enfants et en choisissant celui qu'ils adopteraient. Bien plus tard, à la mort de leurs parents, certains ont même retrouvé des "reçus" semblant attester d'un paiement pour l’adoption, déguisée en "donation".
Une loi de 1953 devait instaurer des contrôles et organiser le suivi des enfants. Mais selon Majella, née à la maison Saint-Patrick de Dublin et aujourd’hui âgée de 49 ans, son application était très variable. "Parfois, je le sentiment d’avoir été punie. J’ai été séparée de ma mère et donnée à une famille maltraitante", raconte-t-elle. A 2 ans seulement, les autorités se penchent sur son cas en la découvrant couverte de bleus. Elle retourne malgré tout chez ses parents adoptifs. "Aux yeux de l’Eglise et de la loi, ça allait puisqu’ils étaient mariés ! Je devais être reconnaissante d’avoir été donnée à une vraie famille. Je crois que je mérite des excuses. Aucune somme d’argent ne soignera mes blessures."
Un "plan de réparation" ?
La question d’éventuelles réparations ou compensations financières versées aux victimes n’a pas encore été tranchée. Le gouvernement irlandais doit encore présenter un "plan de réparation". D’après le journal The Irish Times, une indemnisation fait partie des options envisagées. Cela n'empêche pas beaucoup de survivants de ne pas se satisfaire de ce rapport, ni des excuses du gouvernement et de certaines congrégations religieuses. Ils dénoncent un travail très approximatif et une réticence suspecte à rendre publiques les 550 auditions effectuées.
Noelle Brown est née dans la maison pour mères et enfants de Bessborough, dans le sud de l’Irlande, puis adoptée. Après avoir témoigné devant la Commission, elle demande à recevoir le script de son entretien mais reçoit un refus catégorique. Elle effectue maintes demandes et finit par recevoir quelques pages de questions-réponses truffées d’erreurs. Le texte affirmait par exemple qu’elle avait été élevée par ses parents biologiques, alors qu’elle ne les a jamais connus. "Le rapport méprise les blessures et ravive le traumatisme des survivants", déplore-t-elle, poursuivant : "Tout le pays est derrière nous et c’est la première fois qu’on a autant de soutien. En octobre, quand le gouvernement a voulu mettre sous scellé pour 30 ans les enregistrements faits par la Commission, ça a provoqué un tel tollé qu’ils ont dû reculer."
Quête d'identité
La principale demande des Irlandais est de pouvoir accéder aux informations. Les survivants souffrent d’une quête d’identité presque impossible : les archives des maisons restent fermées et certains registres ont été falsifiés. Au bout de 17 ans, à force d’appels aux congrégations et aux travailleurs sociaux, Noelle a pu retrouver la trace de ses deux parents biologiques... malheureusement après leur mort. Il ne lui reste que sa colère : "Je veux que la Commission rende des comptes", tempête-t-elle, réclamant l’exhumation des corps des bébés dans les fosses communes et leur enterrement dans des conditions dignes. Elle espère également une enquête criminelle "pour ces 9.000 enfants morts". "Sortez l’Eglise catholique du jeu, faites-la payer ! Elle s’est fait beaucoup d’argent sur le dos de ces femmes, en prenant des bébés pour les vendre en Irlande. C’était un business monté par l’Etat et l’Eglise et ils se sont fait beaucoup d’argent comme ça !"
Le clergé a été particulièrement puissant en Irlande : l’Eglise a longtemps eu la main sur les écoles et les hôpitaux. En 1937, elle s’est même vue conférer une position spéciale dans la Constitution, avec notamment un droit de regard sur les lois. Aujourd’hui de nombreux Irlandais se sentent concernés et un problème d’une ampleur inédite se présente au gouvernement. La Commission d’enquête s’est penchée sur le cas de 56.000 femmes et de 57.000 enfants passés par seulement 18 de ces maisons. Or, il y aurait eu au total plus de 180 centres en Irlande, soit dix fois plus. Des centaines de milliers de personnes sont donc potentiellement concernées.