Cosignataire de la tribune "En exigeant une validation de nos reportages, les pouvoirs publics veulent s’octroyer un droit à la censure", la présentatrice de "Cash Investigation" et "Envoyé Spécial" alerte sur une volonté accrue de certains ministères d'avoir un droit de regard sur le travail des journalistes.
Elle est la figure de proue d'un mouvement plus large. Elise Lucet co-signe, avec de nombreux journalistes, enquêteurs, directeurs de l'information, sociétés de production et chaînes de télévision, la tribune "En exigeant une validation de nos reportages, les pouvoirs publics veulent s’octroyer un droit à la censure". La journaliste et présentatrice explique dans Culture Médias le nœud du problème.
Retrouvez toute l’actu médias dans notre newsletter quotidienne
Recevez chaque jour à 13h les principales infos médias du jour dans votre boîte mail. Un rendez-vous incontournable pour être au point sur l’actu, les audiences télé de la veille et faire un point sur les programmes à ne pas manquer.
Une menace pour la liberté d'informer
À l'origine de cette tribune, il y a ces conventions que les ministères font parfois signer aux journalistes suivant des fonctionnaires de l'Etat dans leurs reportages sur des affaires sensibles. "On a le sentiment que des alinéas et des chapitres sont ajoutés petit à petit à ces conventions pour en détourner l'esprit", avance Elise Lucet.
"Récemment, on a été confrontés à une convention du SICoP (Service d’Information et de Communication de la Police) qui nous demande que le ministère de l'Intérieur vise les reportages 'sur les plans juridiques, éthiques et déontologiques'", cite la journaliste. "Cela nous semble inacceptable et impensable. Il ne peut pas y avoir un droit de regard des institutions, quelles qu'elles soient, les reportages qui sont totalement réalisés dans le principe de la liberté d'informer des citoyens, c'est impossible."
Selon la présentatrice de Cash Investigation, cette convention porte atteinte à la liberté d'informer. "On comprend ce texte comme parlant de la déontologie des policiers, mais aussi de celle des journalistes, donc comme une intrusion", ajoute Elise Lucet.
Le ministère pourrait-il également faire couper avant diffusion une séquence montrant les forces de l'ordre ne pas respecter leur propre déontologie, autrement dit commettant des violences policières ? "Et bien justement, ce n'est pas clair du tout", s'inquiète la journaliste.
Une relation journalistes-police déjà tendue
Ce qui est clair pour Elise Lucet, c'est que l'ampleur et la diversité des signataires de cette pétition montre qu'il y a "péril dans la demeure". "Les signataires, ce sont 70 personnes qui représentent tout le métier et toutes les chaînes", indique-t-elle, insistant sur le fait qu'il est très rare que des médias en concurrence s'allient pour signer un texte commun.
Ces chaînes qui refusent la nouvelle convention du SICoP pourraient-elles se retrouver interdites de tourner avec le ministère de la Justice ou avec le ministère de l'Intérieur ? "Qu'il n'y est plus aucun tournage avec les policiers et les magistrats sur le terrain, les ministères n'y ont pas véritablement intérêt", rappelle Elise Lucet.
La convention proposée par le SICoP émerge dans un contexte déjà tendu entre les journalistes et le ministère de l'Intérieur. Des nombreuses rédactions et médias étaient représentés à la manifestation du 28 novembre contre la loi "Sécurité globale". Les journalistes s'inquiètent des conséquences de l'article 24 sur leur travail. "La profession a senti qu'il y avait dans cet article 24 une possibilité d'entrave à la réalisation de notre métier sur le terrain", explique la journaliste.
>> LIRE AUSSI - Manifestation anti-loi sécurité globale : "On n'est pas contre la police, mais il faut que ça change"
Une limitation stricte aux "visionnages techniques"
Elise Lucet rappelle que la collaboration entre les journalistes et les ministères existe déjà, mais sur des points précis qui ne mettent pas en cause la liberté de la presse. "C'est ce qu'on appelle des 'visionnages techniques'. Il s'agit de ne pas mettre en danger des personnes dans des affaires judiciaires, pénitentiaires ou policières", explique-t-elle, avant de donner des exemples concrets.
"Imaginez que l'on filme un commando du GIGN. On ne va pas révéler le visage des agents. On ne va pas révéler des documents qui peuvent faire capoter une affaire judiciaire ou une affaire de terrorisme." C'est ce que les visionnages techniques auprès des ministères permettent de vérifier. "Dans ces cas-là, sur les passages 'sensibles', on coupe le son. Cela veut dire que le représentant du ministère n'entend pas le reportage. On se met juste d'accord sur le floutage de certains documents ou de certains visages", précise-t-elle.
Pour Elise Lucet, la nouvelle convention du SICoP détourne cette pratique ancienne. "Les services de communication des différents ministères n'écoutent pas nos commentaires, ne regardent pas nos reportages en intégralité et ne demandent pas à viser le reportage avant diffusion et à donner l'autorisation d'une diffusion. Or, c'est ce que demande clairement la convention du SICoP", s'insurge la journaliste. "Et c'est cela que nous refusons clairement."
"Cette dérive et le côté de de plus en plus intrusif de ces conventions de la part des ministères ne sont pas acceptables. Qu'il y ait des volontés d'intrusion dans nos reportages de plus en plus fréquentes, c'est vrai. Que de notre part il y ait une vraie résistance à ces tentatives d'intrusion, c'est vrai aussi", appuie Elise Lucet.
Les signataires de la tribune demandent qu'un rendez-vous soit organisé au ministère de l'Intérieur et au ministère de la Justice, les deux ministères les plus concernés par ce sujet.