"Les journalistes italiens sont les mieux placés au monde, avec les journalistes mexicains, pour dire combien il est difficile d'enquêter sur le crime organisé", assure Frédéric Ploquin. Car le "maxi-procès" de la mafia calabraise, la célèbre 'Ndrangheta, qui s'est ouvert la semaine dernière, est une exception : avant toute enquête ou audience judiciaire - lorsqu'il finit par y en avoir une -, les journalistes qui se frottent à ces sujets doivent travailler dans l'ombre, en prenant de nombreux risques. Des risques énumérés mardi au micro d'Europe 1 par le reporter indépendant, auteur de plusieurs livres sur le crime organisé, dont Les narco-français brisent l'omerta, à paraître début février chez Albin Michel.
"Des gens qui ont des antennes au cœur de l'État"
Si les journalistes sont identifiés comme des cibles, c'est parce que "les organisations criminelles craignent plus, d'une certaine manière, un petit article qu'une enquête judiciaire", pose Frédéric Ploquin. "Vous pouvez ébranler un empire mafieux installé sur des territoires, ça va beaucoup plus vite." Or, "vous n'êtes pas à l'abri du fait que le mafieux travaille avec un élu local, qui lui-même va s'appuyer sur un policier corrompu. Et là, vous n'avez plus, face à vous, quelques voyous éparpillés - comme ça peut être le cas en France - mais des gens qui ont des antennes au cœur de l'État."
L'écrivain cite l'exemple du journaliste slovaque Ján Kuciak, tué alors qu'il enquêtait sur le détournement de fonds d'aide européens par la 'Ndrangheta. "On a eu d'énormes soupçons sur le fait que les tueurs avaient été très probablement renseignés par des personnes qui étaient au cœur de l'appareil d'État."
Des menaces de cambriolages et d'agressions
Un exemple heureusement rare, contrairement aux "moindres" intimidations, selon Frédéric Ploquin. "Ce qui devient compliqué, c'est quand vous vivez en permanence sous la menace de cambriolages, d'agressions de vos enfants, de bombes devant votre porte...", souffle le journaliste. "Ça peut aller extrêmement loin et il faut vraiment y croire pour continuer."
"Quand vous êtes dans une grosse structure, dans une grosse rédaction, vous êtes un tout petit peu plus protégé", nuance le reporter. "Le plus compliqué, c'est quand même le travail des localiers, des journalistes qui sont sur le terrain dans les Pouilles, sur le territoire de la 'Ndrangheta ou au fin fond de la Sicile. Parce que là, vous êtes à portée de mains des mafieux sur lesquels vous travaillez, vous pouvez les rencontrer à la boulangerie, pourquoi pas à la messe si vous y allez, au café ou dans la rue. Le fait d'être dans de toutes petites structures vous expose terriblement."
196 journalistes italiens sous protection policière en 2017
Résultat : le cas de Roberto Saviano, le plus symbolique et célèbre des journalistes italiens enquêtant sur la mafia, qui vit sous protection policière, n'est pas isolé. Au total, 196 reporters faisaient l'objet de mesures de protection en Italie en 2017, dont dix en permanence. "Il y a un paquet de journalistes italiens qui aujourd'hui ne peuvent plus se déplacer sans une escorte derrière eux", confirme Frédéric Ploquin.
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Une situation susceptible d'évoluer dans le bon sens ? Peut-être, grâce aux initiatives de collectifs comme le Consortium international des journalistes d'investigation, estime le spécialiste du crime organisé. "La seule solution, aujourd'hui, c'est de ne plus être seul dans son coin à mener une enquête", avance-t-il. "Quand vous vivez dans des territoires comme ça, où il est extrêmement périlleux d'enquêter, vous pouvez partager vos données et faire en sorte qu'elles soient en plusieurs endroits : ça limite l'intérêt de venir vous cambrioler. Et pour les mafieux c'est abominable : vous n'avez plus une tête devant vous, vous en avez cinquante."