Le rendez-vous. À qui donner accès aux données de santé ? Ordonnances, feuilles de soin, évolution des prix des médicaments, échantillons de population, efficacité des traitements, effets secondaires constatés sur les patients… Des millions de millions d'informations sur la santé des Français existent en France, stockées dans les bases de données de la Sécurité sociale. Mais aujourd'hui, très peu d'organismes y ont réellement accès. Le futur projet de loi de Santé, dont les grandes orientations seront présentées jeudi par la ministre Marisol Touraine, doit changer la donne.
La question que le texte doit trancher est : à qui ouvrir ces données? Aux centres de recherche publique ? Aux laboratoires privés ? À tout le monde, quitte à briser l'anonymat des patients ? À en croire ses déclarations passées, la ministre de la Santé devrait opter pour une ouverture large, mais maîtrisée. On en saura plus en septembre, date à laquelle le projet de loi devrait être présenté en Conseil des ministres. L'enjeu est de taille : car si une ouverture massive des données peut permettre d'éviter des scandales sanitaires ou faire progresser la recherche, beaucoup s'inquiètent des potentielles dérives. Décryptage.
De quelles informations parle-t-on exactement ? Le Système national d'information interrégimes de l'assurance-maladie, dit Sniiram, contient des milliards d'informations sur les prescriptions de médicaments, les consultations médicales ou encore les tarifs. Concrètement, lorsqu'un patient va chez un médecin, son nom, son âge, son sexe, la raison de sa venue, son ordonnance, le nom de la maladie, du médecin, de la mutuelle ou encore son adresse sont autant d'informations communiquées à la Sécurité sociale via les feuilles de soin ou la carte vitale. Idem pour les hospitalisations : la raison de la venue à l'hôpital, la durée du séjour, le sexe et l'âge du patient, le nom du chirurgien ou l'efficacité du traitement sont autant d'informations stockées chez l'ATIH, l'agence de l'information sur l'hospitalisation. L'ATIH ne conserve, en revanche, pas le nom des patients.
Les lacunes du système. Plusieurs rapports, sénatoriaux ou gouvernemental, appuyés par la direction de l'Assurance maladie, ont récemment dénoncé la difficulté d'accéder à ces données. Aujourd'hui, seuls les agences sanitaires et les chercheurs d'établissements publics ont accès aux informations du Sniiram. Et même eux n'obtiennent pas toujours ce qu'ils demandent, ou alors au bout de plusieurs mois, tant la procédure relève du parcours du combattant.
Pour un projet de recherche publique bien établi, il faut par exemple demander l'approbation de l’Institut des données de santé (IDS) et l'autorisation de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL). Pour toute autre requête, il faut passer par pléthore d'instances avant d'avoir accès aux données. "Difficile, de fait, de comprendre qui a le droit d'accéder au Sniiram, et à quoi. Il y a peu, la Haute Autorité de santé (HAS) ou l'Agence de sécurité du médicament (ANSM) n'avaient ainsi pas encore accès aux données exhaustives", constatait Le Monde l'an dernier. Quant aux données d'hospitalisation, elles sont ouvertes à certains laboratoires privés, mais dans "des conditions strictement encadrés par la CNIL", selon l'un des rapports sénatorial sur le sujet.
Et même si l'autorisation est donnée, pas sûr que l'information soit retrouvée dans la jungle des données existante. "C'est un paradoxe français : nous sommes le pays avec le plus de données de santé, mais elles sont en silos, les unes à côtes des autres. Il n'y a pas un acteur qui recensent toutes les données et les met en relation les unes avec les autres", constate également la sénatrice Corinne Bouchoux, auteur d'un rapport sur le sujet validé à l'unanimité par la chambre haute du Parlement.
L'enjeu : éviter les scandales et faire progresser la recherche. Selon Corinne Bouchoux, raccourcir les procédures et rendre les données plus lisibles "peut sauver des vies". En 2003 par exemple, "avec une meilleure exploitation des feuilles de soin ou des résultats d'hospitalisation, on aurait pu constater une sur-hospitalisation des personnes âgées et anticiper plus vite la canicule", explique la sénatrice. Idem pour le scandale des pilules de troisième génération : "on aurait pu avoir des signaux d'alertes, et constater que des prescriptions étaient aberrantes", poursuit la rapporteuse.
Outre ces scandales, les millions de statistiques de la Sécurité sociale pourraient servir la recherche. Lien entres des maladies entre elles, lien entre maladies et traitement, entre maladie et situation géographique du patient, entre maladie et condition de vie du patient… les laboratoires pourraient se servir de millions d'informations capitales si elles étaient accessibles.
Enfin, il y a la question de l'ouverture des données au public, de plus en plus soucieux de comprendre comment il est soigné. Mathieu Escot, de l'UFC-Que choisir, auditionné dans le cadre du rapport de Corinne Bouchoux, relate par exemple sa difficulté à établir une carte des médecins qui pratiquent des dépassements d'honoraires, car le site de l'Assurance maladie ne propose qu'un agrégat illisible de données médecin par médecin. "Nous avons dû reconstituer la base par une procédure d'aspiration de données. L'opération, effectuée par un prestataire, a coûté 20.000 euros", témoigne ce défenseur du droit des consommateurs.
Ce que propose Touraine. Le tout est de répondre aux attentes de la recherche et du public, tout en évitant que les données des patients se répandent sur la place publique. Egalement auditionnée dans le cadre du rapport sénatorial, présenté la semaine dernière, Marisol Touraine semble avoir saisi la portée du problème. "L'ouverture de données, essentielle pour les patients, les professionnels, les industriels et les chercheurs, permettra des progrès considérables dans l'évaluation et l'amélioration de notre système de soins", déclarait-elle dans les auditions.
La ministre propose ainsi d'ouvrir d'avantage de données à tout le monde, mais pas de la même manière. Du côté du suivi de l'activité des médecins, Marisol Touraine propose par exemple de mettre en place "un recueil de données individualisées par praticien, au moins sur certains champs". Concernant les données anonymes de la Sécu, elles pourront "être mises à dispositions sans restriction".
Quant aux données nominatives, la ministre veut mettre en place "un régime d'accès sécurisé plus transparent, plus lisible et plus réactif". Les autorisations passeraient alors par la CNIL, dont les moyens se verraient renforcés, comme ceux de tous les organismes de santé publique, afin qu'ils trient et communiquent mieux leurs données.
Un risque de "mésusage des données". Le hic : la ministre propose d'ouvrir ces données nominatives, donc non couverts par l'anonymat, aux laboratoires publics comme privés. Or, le risque d'une utilisation commerciale ou markéting de ces informations en fait tiquer plus d'un. "On peut comprendre que certains laboratoires privés, ceux spécialistes des maladies orphelines par exemple, aient accès à un maximum de données pour les aider dans leurs recherches", reconnaît la sénatrice Corinne Bouchoux. "Mais il y a un risque de mésusages des données. On pourrait, par exemple, imaginer qu'une mutuelle, recevant des données d'un laboratoire, se mettent à exclure des clients non rentables au vu de ces données", prévient la sénatrice.
Sur ce sujet, Marisol Touraine se veut rassurante. "Un régime de droit commun, fondé sur la nature des projets, devra être instauré. Il faudra distinguer les projets d'intérêt public et ceux dont la finalité est purement commerciale. Les données publiques n'ont pas vocation à améliorer la stratégie markéting des entreprises privées", précisait-elle lors des auditions du rapport.
Mais cela n'a pas rassuré tout le monde. Car comment éviter en effet que les organismes privés, une fois en possession des données, ne détournent leur usage ? Selon Corinne Bouchoux, il faut être en mesure "de surveiller l'usage de ces données". Et le seul moyen de surveiller, selon elle, c'est de mettre en place un système de sanctions "très sévères, de pénalités terribles en cas de manquement, à tel point que le laboratoire se ferait Hara Kiri en usant de données à des fins commerciales". Marisol Touraine à jusqu'à la rentrée pour trancher cette question et dire comment encadrer la réutilisation des informations. Pour l'heure, rien n'indique qu'elle optera par un système de sanction "terrible".
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