Qui prend les décisions concernant l'eau qui arrive dans nos robinets ? Ni le gouvernement, ni le Parlement, ni les consommateurs, selon Marc Laimé, auteur de l'ouvrage Le Lobby de l’eau. Pourquoi la gauche noie ses réformes, paru en juin aux éditions François Bourin. Cet ancien journaliste spécialisé (Canard enchaîné, Libération, Usine Nouvelle etc.), aujourd'hui consultant pour les collectivités territoriales, accuse une caste d'élus locaux, d'industriels, d'agriculteurs et de hauts fonctionnaires d'occuper tous les postes de décision dans le domaine de l'eau. Europe1.fr s'est penché sur l'épineux système de gestion de l'eau en France.
Le système de l'eau en France… Dans l'Hexagone, ce sont notamment les six Agences de l'eau qui orchestrent la politique dans le domaine. Ces dernières ont deux rôles clés : émettre des conseils et répartir les subventions, en puisant dans des fonds issus notamment de la facture payée par les usagers. Ces subventions sont distribuées aux collectivités locales, aux entreprises, aux associations ou encore aux agriculteurs, en fonction de leur bonne gestion des eaux, notamment sur le plan sanitaire et environnemental. Sur le plan national, ces Agences de l'eau ont des représentants au Comité national de l'eau, chargé de conseiller le gouvernement sur les réformes et les prérogatives des agences de l'eau. Enfin, au niveau national toujours, le contrôle et l'évaluation des politiques de l'eau revient à l'Onema, l'Office national de l'eau et des milieux aquatiques.
La stratégie de chaque Agence de l'eau est fixée par une sorte de Parlement, dit "Comité de bassin". Ses membres, désignés par le ministère de l'Environnement après avis du Comité national de l'eau, sont composés depuis juin dernier à 40% d'élus des collectivités locales, à 20% de représentants de l’État et à 40% d'usagers de l'eau. Mais c'est la que le bas blesse. Car de l'avis de certains, les usagers non professionnels, principalement les consommateurs lambdas, ne sont pas assez représentés, alors qu'ils fournissent 85% du budget des Agences de l'eau. Ils ne représentent, en effet, qu'un tiers de ces 40% d'usagers au sein des Comités de bassin. Les deux autres tiers sont des usagers professionnels, industriels et agriculteurs notamment.
… Où "les lobbys déploient toute leur puissance". "Résultat : il y a une coalition d'intérêts entre plusieurs types d'acteurs, qui gèrent une masse immense d'argent, entre 23 à 25 milliards d'euros par an", accuse ainsi l'écrivain Marc Laimé. Selon l'ancien journaliste spécialisé, ce manque de contrôle de la société civile fait qu'élus, industriels, agriculteurs et hauts fonctionnaires qui composent ces agences s'entendent souvent pour faire échouer toute réforme du secteur visant à imposer plus de transparence. "Ces lobbys sont environ une centaine, que l'on retrouve dans les agences et dans toutes sortes d'instances censés conseiller le gouvernement : une quarantaine d'élus locaux, des 'demis-soldes' sur la scènes nationales mais des vértitables barons de l'eau, des représentants des grands corps de l’État, des représentants des professionnels du secteur ou encore des membres d'associations, financées par fonds publics et censées promouvoir les bonnes pratiques", détaille l'essayiste.
"En 1998, la ministre de l’Écologie Dominique Voynet, sous le gouvernement Jospin, avait proposé par exemple un organisme public de régulation, une haute autorité. Elle n'a jamais vu le jour", analyse encore Marc Laimé. Plus récemment, Delphine Batho, ancienne ministre de l’Environnement sous le gouvernement Ayrault, a proposé d’imposer une représentation de 50% d’usagers non professionnels dans les agences de l’eau (au lieu d'un tiers aujourd’hui). Mais la ministre a été écartée du gouvernement. Et ces successeurs ont opté pour le système actuel.
"Avant de faire une réforme, il faut faire un état des lieux. Or, pour faire un état des lieux, il faut passer par les instances de gestion de l'eau. Et en leur sein, les lobbys déploient toute leur puissance pour faire obstacle. Ce n’est pas forcément que le gouvernement est complice. C’est qu’il est mal conseillé", dénonce Marc Laimé. Résultat de ce manque de transparence, selon l'ancien journaliste : personne ne sait comment est réparti l'argent. Ses accusations sont, en tout cas en partie, étayées par plusieurs rapports récents.
"La qualité de l'eau ne cesse de se dégrader". "Les faiblesses constatées laissent à penser que la France n’a pas mis en place, de façon satisfaisante, les outils de connaissance permettant d’évaluer correctement l’état des eaux", écrivait ainsi, en juin 2013, un rapport sur la question commandé par le Premier ministre. "Ces débats, lorsqu’ils ont lieu, se tiennent de plus en plus souvent dans des cercles restreints où prédominent des approches trop cloisonnées, une défense des structures trop repliées sur elles-mêmes et au langage technique quelque peu hermétique", renchérissait le document, parlant d'une "absence de gouvernance publique efficace". En février 2013 également, la Cour des comptes dénonçait un défaut de contrôle de la part de l'Onema, accusé de "gestion défaillante".
Et selon Marc Laimé : la qualité de l'eau en pâtit. "Tout le monde dresse un constat alarmant sur la politique de l'eau, qui ne respecte pas les directives environnementales fixées par l'Europe", tacle -t-il. La France a, par exemple, été condamnée en juin 2013 par la Cour de justice européenne pour ses eaux polluées aux nitrates et rappelée à l'ordre en novembre dernier pour ses manquements dans le traitement des eaux usées. "La qualité de l’eau ne cesse de se dégrader et les pollutions de se multiplier", assénait ainsi le rapport gouvernemental de juin 2013.
"Un seul but : l'intérêt des professionnels". Selon Marc Laimé, à force de tout le temps se côtoyer, les "lobbys" préfèrent ainsi s'entraider entre eux plutôt que privilégier l'intérêt général. "Toutes les propositions retenues dans ces Agences ne vont que dans un seul but : l'intérêt des agriculteurs et des entreprises. Veolia, par exemple, a fait financer sur fonds publics des travaux de recherches sur le génie écologique appliqué aux milieux aquatiques. Un marché estimé à 3 milliards en 2020, mais qui est normalement réservé aux pouvoirs publics…", poursuit l'écrivain spécialisé, qui parle de "corruption systémique".
Dans ce constat, Marc Laimé est rejoint par un autre ardent pourfendeur des "lobbys" : Jean-Luc Touly, conseiller régional écologiste d'Île-de-France et délégué CGT chez Véolia (en instance de licenciement). "Les usagers non professionnels sont minoritaires au sein des Agences de l'eau. Et comme les autres s'entendent toujours, la voix des consommateurs ne porte jamais", dénonce-t-il. "Les élus sont heureux de siéger dans les instances de gestion de l'eau, ils y voient une rétribution symbolique, ils ont leur importance. Et cela leur permet d'avoir des voyages, des traitements particuliers de la part de ces entreprises", accuse encore Marc Laimé.
"Ils voient des lobbys partout". "Ce sont des avis partiaux, qui voient des lobbys partout", contre-attaque pour sa part le député PS Jean Launay, président du Comité national de l'eau, mis en cause dans l'ouvrage de Marc Laimé pour son appartenance aux Cercle français de l'eau, une association qui organise des débats sur l'eau au Parlement, financée par Veolia, la fédération des entreprises de l'eau et EDF.
"Il y a récemment eu une table ronde sur l'eau. Le débat n'est pas fermé. Il y a actuellement un groupe de travail sur la gouvernance. Les choses vont bouger", assure l'élu. Jean Launay fait également référence à la future Loi de modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles. Le texte, censé renforcer le pouvoir des collectivités, prévoit notamment la création d'une taxe destinée à financer la gestion des milieux aquatiques et des inondations, ce qui les rendra plus indépendante des Agences de l'eau.
Le socialiste ne se prononce, toutefois, pas pour la création d'une Haute autorité de contrôle. "Je ne suis pas pour la création d'un machin supplémentaire", tranche-t-il. Quant à la possibilité de faire rentrer davantage de représentants d'usagers non professionnels dans les Comités de bassin, il n'en voit pas non plus la nécessité. "Il n'y a pas plus ouvert que les Comités de bassin. Les choses s'y font en toute transparence", martèle Jean Launay, pour qui les industriels n'y ont pas "trop" de pouvoirs : "la gestion de l'eau ne peut pas se limiter au débat public-privé", renchérit-il.
Qu'en pense le gouvernement ? Dans un discours le 23 juin, Ségolène Royal, l'actuelle ministre de l'Ecologie, a défendu le mode de gouvernance actuel des Agences de l'eau. Et estime que la représentation des consommateurs est suffisante. "Les usagers non économiques représentent un tiers des usagers de ces Comités de bassin. C’est une avancée importante", y estimait-elle. La ministre reconnaissait, toutefois, le chemin qu'il reste à parcourir.
"Tout indique malheureusement que la France est encore loin d'atteindre l'objectif de deux tiers des masses d’eau en bon état écologique pour 2015. Nous devons donc impérativement accentuer nos efforts et lutter plus efficacement contre les pollutions diffuses", insistait-elle sans, toutefois, avancer de nouvelle mesure majeure.