Valentin était parti faire du vélo avec son père, avant d'atterrir chez des amis pour l'apéro. Cédric l'a appris avec sa mère. Alain et Pascale, eux, étaient devant leur télévision. Comme Pierre et Loïc. Jean-Baptiste aussi a vu "les visages s'afficher sur France 2". Lionel et Françoise n'ont pas de télévision, c'était donc à la radio. France Inter exactement. Tous se souviennent précisément où ils étaient le soir du 21 avril 2002, lorsque Jean-Marie Le Pen s'est qualifié, à la surprise générale, pour le second tour de l'élection présidentielle face à Jacques Chirac.
"Rien que de me le remémorer, ça fait des frissons". "C'était une époque où on apprenait encore les résultats des scrutins dans les médias, à 20 heures pile", souffle Jean-Baptiste. Ce juriste de 36 ans, qui habite à Paris, se souvient "avoir eu les yeux rougis" à l'heure fatidique, vécue aux côtés de sa compagne. "Rien que de me le remémorer, ça fait des frissons dans le dos." Valentin, lui, n'avait que 13 ans en 2002. Quinze ans plus tard demeure le souvenir vivace d'un "grand silence dans le salon" des amis, "avant que tout le monde dise que c'était la catastrophe et qu'on rentre rapidement".
" Le soir du 21 avril 2002, rien que de me le remémorer, ça fait des frissons dans le dos. "
Manifester, "c'était une évidence". Passés le "séisme" et la "sidération" est venue l'heure de la mobilisation. "C'était une évidence", racontent en cœur Pascale et Alain, tous deux quinquagénaires, cadres dans une société d'assurance et électeurs de Lionel Jospin. Pascale souligne le "besoin de mobilisation collective, d'une sensibilisation des esprits sur la gravité de la situation". Se souvient, alors qu'elle n'est pas une grande habituée des battages de pavé, "du monde qui affluait de toutes les rues de Toulouse, il y avait une convergence, c'était impressionnant". À Nice, ville où Nicolas faisait ses études et dans laquelle on votait déjà "bien à droite" il y a quinze ans , "il n'y avait pas grand monde, principalement des étudiants". Mais ces derniers descendent spontanément le soir même pour investir la place Masséna.
Slogans et ateliers pancartes. Pierre, community manager maintenant, lycéen à l'époque, trouvait "hyper important de montrer au monde que la France n'était pas un pays raciste, d'envoyer un message black-blanc-beur". On est quand même sérieux, parfois, quand on a presque 17 ans. "J'ai manifesté plusieurs fois à Paris, en sortant du lycée. On criait 'Le Pen, t'es foutu, la jeunesse est dans la rue'. On avait tous acheté Libé avec le visage terrifiant du borgne sur la une." Valentin se souvient des "ateliers pancartes" jusqu'au 1er mai, "des chansons de Saez qui passaient en boucle". Lionel, ingénieur, et sa femme Françoise, fonctionnaire d'État, la petite quarantaine à l'époque, ont emmené leurs deux enfants de 8 et 11 ans dans la rue scander les "votez escroc, pas facho" de rigueur. "Après, on avait lu un article du Monde dans lequel le journaliste mentionnait une mère et ses deux enfants qui chantaient ça… on a cru se reconnaître", s'amuse Lionel.
"Depuis, j'ai toujours voté utile". De ceux qui avaient le droit de vote à l'époque, tous ont voté Jacques Chirac. Sans hésiter, sans trembler, sans même se poser la question parfois, "à contre cœur mais il le fallait", se souvient Nicolas. Pour certains, ce soir-là a déterminé leur choix à toutes les élections suivantes. "Peut-être par provocation, j'avais voté Besancenot en 2002", raconte Jean-Baptiste. "Depuis, j'ai toujours voté utile, à savoir PS dès le premier tour." Ses envies d'Europe Ecologie-Les Verts, le juriste les a "réfrénées". "C'est drôle quand même de voir que le traumatisme a conditionné tous mes votes depuis 2002…"
"Le Pen, on s'y est habitué".Quinze ans plus tard, l'Histoire semble bégayer. Marine a remplacé Jean-Marie et le Front national est encore au second tour de l'élection présidentielle. Mais on n'entend plus chanter Saez, les appels à manifester sont sporadiques, peu suivis. "Ce soir d'avril-là, je le vis dans la ouate, complètement désensibilisé", admet Pierre. "J'ai perdu mon indignation. Le Pen, on s'y est habitué. Je pense que la dédiabolisation est une fable, mais finalement peut-être que moi aussi, je me suis fait avoir. Mais je déteste toujours autant le FN. Vraiment. Je les déteste même plus qu'avant parce que maintenant, je sais plus profondément pourquoi je les déteste."
Cédric, 30 ans, fonctionnaire, admet aussi que la qualification de Marine Le Pen "n'est pas un choc". La principale différence, c'est l'absence de surprise. Tous les sondages donnaient la présidente du Front nationale dans le duo de tête. "Ça fait des années qu'on la voit monter, monter", glisse Françoise. "On a tellement normalisé la présence de Florian Philippot sur les plateaux télévisés que le FN fait partie du paysage politique", abonde Loïc.
Manifester ?"Si je suis disponible". Dans ce contexte, manifester ne semble plus d'actualité. "La preuve que je ne l'envisage pas, c'est que je ne sais même pas s'il y a eu un appel à le faire", confie Jean-Baptiste. Nicolas, lui, est bien loin de sa descente spontanée dans les rues de Nice. "Peut-être que j'irai, si j'ai le temps, si je suis disponible à cette date…" Le trentenaire ne cherche pas à masquer son manque d'enthousiasme. "Je fais partie des gens blasés. J'ai voté pour Macron pour voter utile uniquement." Pourquoi vote-t-il encore avec si peu d'entrain ? "Là, pour éviter un deuxième tour Fillon-Le Pen. Mais plus généralement, c'est une bonne question. Il y a des chances que j'arrête."
" Le Pen, on s'y est habitué. Je pense que la dédiabolisation est une fable, mais peut-être que moi aussi, je me suis fait avoir. "
Le front républicain divise. Le front républicain, si évident en 2002, divise en 2017. Alain et Pascale ont tous les deux voté pour Benoît Hamon au premier tour. "Pour nous, la question ne se pose pas", assure la seconde. "Au second tour, c'est le front républicain, c'est Macron." Pierre, qui a voté Jean-Luc Mélenchon, hésite déjà un peu plus. "Je me suis toujours dit que je voterais Macron, mais je ne suis même pas certain de le faire. Et en fait, si j'avais une bonne paire de couilles, je n'irais pas voter. Mais je n'ai pas envie de me retrouver avec Le Pen."
"Le front républicain évite de se poser des questions". Le front républicain, très peu pour Cédric. Celui qui a voté Jean-Luc Mélenchon au premier tour "ne veut pas renier [ses] opinions". "Depuis assez longtemps, je pense qu'il ne faut pas s'opposer aveuglément au fait que le Front national soit élu", explique-t-il très posément. "Il faut s'opposer à la politique qu'il mènera, mais pas au processus démocratique qui le mettra au pouvoir. L'expression populaire ne doit pas être dénigrée." Le trentenaire s'oriente donc vers un vote blanc. Il a hésité avec l'abstention, absolument pas avec le vote pour Emmanuel Macron. "Le front républicain, je n'y crois plus. Je trouve que se priver de la liberté d'exprimer ses opinions, c'est déjà une petite victoire qu'on offre aux fascistes. Et puis ça évite de se poser des questions. On l'a vu avec Jacques Chirac, qui a fait 82% et a mené une politique de droite, poursuivie encore plus à droite par Nicolas Sarkozy après."
La tentation du vote Le Pen. Valentin, lui, va même plus loin. "Il y a 60% de chances que je vote Marine Le Pen, 40% que je m'abstienne ou vote blanc", déclare cet "insoumis" du premier tour. "Il est plus facile de combattre la finance dans les urnes et les fascistes dans la rue", estime-t-il pour justifier son choix qui, selon lui, sera également suivi par d'autres électeurs de Jean-Luc Mélenchon. Une élection de Le Pen permettrait de "mobiliser". "Des gens qui n'ont jamais fait de manifestations se joindront à nous dans un mouvement populaire", prédit-il. "Il est plus facile d'obtenir ça face à Marine Le Pen que face à Emmanuel Macron."
"Je ne vais pas aller contre le sens de l'Histoire". Si glisser un bulletin Le Pen dans l'urne est loin d'être un choix majoritaire, ni même répandu chez ces électeurs de gauche, son arrivée au pouvoir fait désormais partie du champ des possibles. "Parfois, je me dis que si c'est ça que les gens veulent, je ne vais pas aller contre le sens de l'Histoire", souffle Pierre. Pour Cédric, il pourrait peut-être, paradoxalement, en ressortir quelque chose de bénéfique pour la démocratie. "Si Le Pen était élue, on n'aurait plus toujours le repoussoir du Front national. Alors, on pourrait se mettre à envisager de faire de la politique. Vraiment."