"Dérives très graves", "méthode brutale", "autoritarisme juvénile"… L’opposition, de gauche comme de droite, n’a pas manqué de formules chocs pour qualifier l’attitude d’Emmanuel Macron vis-à-vis du chef d’état-major des armées, le général Pierre de Villiers, qui a officialisé mercredi sa démission. Face au responsable militaire, très critique quant à l’effort budgétaire demandé à la Défense, le chef de l’Etat n’a eu de cesse de réaffirmer son statut de chef des armées, depuis son recadrage public à l’hôtel de Brienne le 13 juillet – "Je suis votre chef" - jusqu’à ses déclarations au Journal du Dimanche, le lendemain de la Fête nationale : "Si quelque chose oppose le chef d’état-major des armées au président de la République, le chef d’état-major des armées change."
Un rappel à l’ordre qui ne passe pas. Pour de nombreux responsables politiques, en sanctionnant directement des paroles prononcées à l’Assemblée en commission de Défense - Pierre de Villiers ayant réagi dans un langage peu châtié au serrage de ceinture exigé pour les armées -, le président a outrepassé sa fonction. "Si nos auditions à huis-clos donnent lieu par l'exécutif à des mises au pas des personnes auditionnées, c'est le pouvoir législatif qui est mis sous tutelle", s’est notamment indigné auprès de l’AFP le président du groupe GDR André Chassaigne. "Il y a un double problème de culture", pointe de son côté le politologue et président de CAP Stéphane Rozès, interrogé par Europe 1 : "Un problème de culture politique, puisque dans les commissions parlementaires le cadre donne une certaine liberté de ton, et un problème de culture militaire, car si le soldat est loyal et obéissant, il ne doit pas être remis en cause devant un supérieur. Il est tout à fait justifié que le président ait le dernier mot, il est légitime devant les Français, mais il ne faut pas abuser du silence de l’armée".
Pour le député socialiste Olivier Faure, l’autorité présidentielle a carrément glissé vers une forme d’autoritarisme. Interrogé sur LCI jeudi matin, l’élu dénonce le "rappelle à l'ordre de manière sèche [de] quelqu'un qui s'est exprimé dans le cadre d'un huis clos devant une commission parlementaire", taclant "Jupiter [qui] confond parfois autorité et autoritarisme". Un constat que dresse également le chercheur Arnaud Mercier, professeur d’information et communication à l’Université Paris-II : "C’est révélateur d’un trait de personnalité bien caché jusqu’à présent, c’est-à-dire d’une confusion entre autoritarisme et autorité. Après avoir mis en avant son sens du dialogue, de l’écoute, il a une réaction qui peut être interprétée comme un refus de la contestation", commente-t-il auprès d’Europe 1. Surtout, ce spécialiste y voit "une crise assez lourde, la première erreur manifeste de communication" d’Emmanuel Macron. La séquence marque en effet une dissonance de taille dans la partition présidentielle, qui depuis l’élection tend à assoir la stature d’un chef d’Etat encore inconnu du grand public il y a deux ans, et arrivé à l’Elysée à 39 ans, sans avoir jamais exercé de mandat électoral.
Du président au chef militaire. Le soir du 7 mai, de nombreux commentateurs avaient relevé la mise en scène très mitterrandienne déployée pour célébrer la victoire, le candidat élu traversant sous les projecteurs l’esplanade du Louvre au son de l’Ode à la joie. Une vision se faisant l’écho de la marche du socialiste, en 1981, jusqu’au Panthéon. Deux semaines plus tard, il renouvelle l’exercice en s’installant à l’Elysée lors d’une cérémonie d’investiture à l’opposé de la décontraction affichée cinq ans plus tôt pour l’arrivée de François Hollande. Une manière aussi de tordre le cou à cette "présidence de l’anecdote, de l’événement et de la réaction [qui] banalise la fonction" et qu’il avait fustigée dans Challenges en octobre 2016. "Il a voulu revêtir tous les habits du monarque républicain, dont celui du chef des armées", relève encore Arnaud Mercier. Les premières semaines du quinquennat ont ainsi été marquées par un certain tropisme militaire, que justifie aussi l’investissement de la France sur différents théâtres extérieurs dans le cadre de la lutte contre le terrorisme : la remontée des Champs-Elysées en command-car le jour de l’investiture, la visite l’après-midi même au chevet de soldats blessés, ou encore son déplacement, l’un des premiers du quinquennat, auprès de troupes engagées au Mali.
"La contestation du chef de l’Etat-major a mis à mal sa stratégie de restauration de la stature présidentielle", analyse encore Arnaud Mercier. "Il a considéré que son autorité était contestée et qu’il était urgent de couper court à ça. Ceci étant, en surréagissant, il passe moins comme quelqu’un qui a l’autorité, que comme quelqu’un qui a besoin de l’utiliser pour prouver bel et bien qu’il la possède".
La fin de l’état de grâce ? Mais ce raidissement peut aussi s’expliquer par un contexte politique délicat et plus ou moins inattendu. Alors que l’exécutif a pris un soin méticuleux à déminer sa première séquence législative, celle de la réforme du Code du travail, les difficultés sont arrivées d’un autre front : les finances publiques. Les conclusions de l’audit de la Cour des comptes ont obligé Bercy a déployé un plan d’économies – celui-là même qui a pénalisé la Défense - de 4,5 milliards d’euros pour éviter de dépasser les 3% du déficit public en 2017. "Les mesures budgétaires prises marquent la fin de l’état de grâce - s’il y a eu un état de grâce. Emmanuel Macron rentre dans le dur, il lui faut assumer de prendre des décisions impopulaires. Tout l’enjeu est de savoir réagir aux critiques qu’elles suscitent", explique encore Arnaud Mercier.
Et Stéphane Rozès va plus loin, selon lui la crise entre le chef d’état-major et le chef des armées trahit "le manque de cohérence du macronisme" dans l’exercice du pouvoir : "Il y a une rupture entre la vision du président et ce que fait le gouvernement. Gérald Darmanin, ministre des Comptes publics, s’est appuyé sur des exigences bruxelloises pour remettre en cause un engagement présidentiel, le président ayant promis devant le Congrès de restaurer la souveraineté nationale, et donc la Défense. Il y a de quoi s‘énerver quand le comptable tord le cou à ce qu’a dit le patron". Il ajoute : "la crise touche aujourd’hui la Défense, mais peut très bien se décliner à d’autres secteurs".