Cette société canadienne classe les candidats en fonction de leur "poids politique" sur Internet. Et se pose comme une solution "complémentaire" aux sondages traditionnels.
Pour le premier tour de l'élection présidentielle de 2012, on ne parlait pas d'elle. Pourtant, la société Filteris était déjà là, avec ses graphiques et ses courbes. Elle anticipait une première place pour François Hollande, suivi de Nicolas Sarkozy, et une troisième place sur le podium pour Marine Le Pen. Exactement ce qui s'est produit.
Analyser "le buzz et la sentimentalité". Cinq ans plus tard, Filteris commence à se tailler une réputation. Et se risque de nouveau, avec le cabinet de conseils en lobbying EuroMédiations, à classer les candidats à la présidence de la République française. Sa dernière enquête, datée de mardi, donne Marine Le Pen à 23,27%. François Fillon, deuxième, pointe à 22,39%. Tandis qu'Emmanuel Macron est crédité de 21,81%. Des intentions de vote ? Non, un "poids politique" sur le web et les réseaux sociaux. Mais qui serait fortement corrélé, selon Filteris, aux résultats électoraux de chacun. Car la société, créée en 2002 au Canada, n'est pas un institut de sondage. Elle s'est spécialisée dans l'analyse des données sur la Toile et, partant, a développé un algorithme permettant de mesurer le "buzz et la sentimentalité associés à chaque candidat".
Analyse quantitative et qualitative. La recette exacte de l'algorithme reste tenue secrète. Mais Véronique Queffélec, présidente d'EuroMédiations, distingue trois étapes. "D'abord, on définit sans a priori des dizaines d'expressions de recherche pour récolter les traces numériques de chaque candidat", explique-t-elle. Le logiciel de Filteris se concentre ainsi sur des mots, comme "courageux" ou "psychorigide", et quadrille aussi bien les réseaux sociaux que le reste des contenus sur Internet, dont les médias en ligne. Puis, "on fait une 'mind map' en fonction des valeurs positives ou négatives associées à chacun", poursuit Véronique Queffélec. Autrement dit, l'outil utilisé mesure à la fois la quantité de données (le "buzz") et la qualité de ces données (la "sentimentalité"). Enfin, "le poids politique numérique" des candidats "est calculé automatiquement et précisément par le logiciel".
Mieux vaut un bad buzz que pas de buzz. Ce poids politique n'est pas pondéré par les "valeurs négatives" précédemment mesurées. Qu'importe qu'on parle mal d'un candidat. L'important, c'est qu'on en parle. "Un buzz négatif plus important est meilleur qu'un buzz positif moins important. C'est ce qui s'est passé pour Trump", explique Véronique Queffélec. Le 10 octobre 2016, à moins d'un mois du scrutin, et alors que Donald Trump était au cœur de polémiques pour ses propos ouvertement sexistes, Filteris lui donnait un poids politique numérique plus grand qu'à Hillary Clinton. Quand bien même il ne recueillait que 21% d'avis "positifs" sur sa personne.
Pas d'échantillon, pas de questions. L'avantage de Filteris sur les instituts de sondage ? Ni échantillon, ni questions, ni redressement des résultats. "De plus en plus de gens refusent de répondre aux enquêtes d'opinion", assure Véronique Queffélec. "Il y a donc un problème de validité des échantillons. Sans compter qu'une question, même bien tournée, oriente nécessairement les réponses. Et il ne faut pas sous-estimer le politiquement correct" qui pousse, encore et toujours selon elle, les sondés à ne pas être honnêtes sur leurs intentions de vote. Avec sa méthode différente, l'algorithme canadien, qui œuvre tous les jours, "capte plus en amont" les évolutions des candidats, estime Véronique Queffélec. "On voit les mouvements arriver."
De bons résultats en 2007 et 2012. La première fois que Filteris s'est lancé, c'était pour les élections provinciales québécoises de mars 2007. À l'époque, l'écart moyen entre ses analyses et le résultat du scrutin était de 1,16%. Mieux que Léger Marketing, DemocraticSpace, The Strategic Counsel ou CROP, quatre instituts de sondages traditionnels. Pour la présidentielle française, la même année, Filteris a correctement anticipé le résultat du second tour et la victoire de Nicolas Sarkozy. Avec une marge d'erreur de 0,46 points, plus faible que celles d'Ipsos, BVA ou TNS Sofres. Seul l'IFOP faisait mieux.
Filteris a vu Fillon venir... En 2012, rebelote. Le logiciel de Filteris classe parfaitement les 10 candidats du premier tour, à l'exception près de Philippe Poutou, qu'il surestime et fait passer devant Nicolas Dupont-Aignan. La primaire de la droite donne à la société canadienne une nouvelle occasion de s'illustrer. "Nous avons donné François Fillon qualifié pour le deuxième tour dès le 12 octobre", rappelle Véronique Queffélec. À ce moment-là, aucun institut de sondage ne le plaçait plus haut qu'à la troisième place, au coude-à-coude avec Bruno Le Maire.
…et les fillonistes adorent. Pas étonnant, dans ces conditions, que les fillonistes se réjouissent des dernières mesures de Filteris pour la présidentielle. Contrairement à tous les instituts de sondage traditionnels, qui donnent leur candidat décroché à la troisième place, l'algorithme canadien prédit une qualification –de justesse, certes- de l'ancien Premier ministre pour le second tour. Véronique Queffélec appelle cependant à la prudence. "Même si les choses ont tendance à se cristalliser, c'est la météo du jour. Et le temps ne sera certainement pas le même demain."
Pas infaillible. La prudence est d'autant plus de mise que Filteris n'est pas infaillible. Pour le premier tour de la présidentielle 2012, l'algorithme avait certes donné le bon ordre d'arrivée de la plupart des candidats. Mais sous-estimé de près de 4 points le score de Marine Le Pen. "À cette époque, le vote FN n'était pas encore exprimé librement", justifie Véronique Queffélec. Pour la primaire de la droite, Filteris voyait bien la qualification de François Fillon. Mais avec un poids politique de 22,1%, quand l'ancien Premier ministre a recueilli 44% des suffrages. Surtout, la société canadienne prédisait qu'il affronterait Nicolas Sarkozy au second tour, et non Alain Juppé.
Hamon sous les radars. Pour la primaire de la gauche, c'est pire encore. Le 15 janvier, une semaine avant le premier tour, Filteris accordait à Manuel Valls un poids politique de 40,28%, devant Arnaud Montebourg (23,91%) et Benoît Hamon (16,90%). "Nous n'avons pas couvert la fin de l'élection, à ma demande", se défend Véronique Queffélec, qui estime que "ressortir les graphiques de Filteris hors de leur contexte relève de la malhonnêteté intellectuelle de certains médias".
"Complémentaire des sondages". Dans tous les cas, la présidente d'EuroMédiations se défend de vouloir faire de l'ombre aux instituts de sondage. "Il ne s'agit pas de nous comparer avec eux. Nos méthodes sont très différentes, les leurs ont fait leur preuve. C'est complémentaire." Les sondeurs, d'ailleurs, ne se sentent pas vraiment menacés. "Il est très intéressant de regarder intelligemment ce qui se passe sur les réseaux sociaux", reconnaît Emmanuel Rivière, directeur de Kantar Public France (ex-TNS Sofres) sur LCP.fr. "Mais nos investigations ne nous permettent pas de croire aujourd'hui qu'il y aurait un outil au point."
Filteris entend bien continuer de diffuser ses analyses prédictives, promettant des résultats inattendus pour le second tour de la présidentielle. "On va les publier", annonce Véronique Queffélec. "Les gens sont très demandeurs." Peut-être est-ce là le principal enseignement du succès de Filteris : la défiance envers les sondages n'empêche personne, ni politiques ni électeurs, de les regarder. Et de scruter avec attention tous les nouveaux outils de mesure qui se présentent sur le marché.