Vouloir se rapprocher du pouvoir, et le décrocher, oblige-t-il à trahir ? C'est la question que se sont posé Hervé Gattegno, directeur de la rédaction du Journal du Dimanche, et Jean Garrigues, historien de la vie politique, qui ont tous deux contribué à la rédaction de l'ouvrage collectif La République des traîtres: De 1958 à nos jours, publié le 23 août chez Tallandier. Invités de Wendy Bouchard, jeudi matin, les deux spécialistes font jeudi le tour de la question sur Europe 1, à travers trois histoires de trahisons qui ont marqué la Cinquième République. Savoureux... et édifiant.
Charles de Gaulle et Georges Pompidou face à l'affaire Marković
Les Faits. On retrouve à l'automne 1968, quelques mois après les événements de mai, un cadavre dans une décharge des Yvelines. Ce cadavre est celui d'un proche d'Alain Delon, qui passait pour son garde du corps : Stevan Marković, un Yougoslave vivant à Paris. À partir de l'enquête criminelle éclate un double scandale, parce que l'on soupçonne d'abord Alain Delon d'y être impliqué, mais aussi parce qu'une rumeur s'empare de Paris, puis bientôt de la France entière à travers la presse, soutenant que Stephan Marković prenait des photos lors de soirées libertines auxquelles participaient des personnalités politiques. Le nom de Claude Pompidou, l'épouse de Geroges Pompidou, qui vient de quitter Matignon, est cité.
Georges Pompidou, déjà limogé par Charles de Gaulle après 1968, se sent humilié. Il espère être défendu par le pouvoir gaulliste. Non seulement il ne l'est pas, mais il découvre que toute cette affaire lui a un temps été cachée : les barons gaullistes s'en sont servi pour comploter contre lui et aggraver sa disgrâce. Charles de Gaulle lui-même aurait prêté un certain crédit à ces accusations. De quoi pousser Georges Pompidou à présenter virtuellement une candidature aux Français, à travers l'"appel de Rome". Lors d'une interview en janvier 1969, il se dit prêt à endosser la responsabilité du pouvoir. Pour la première fois depuis la naissance de la Cinquième République, une alternative au gaullisme se fait jour à droite. Cette idée a certainement pesé dans le référendum de 1969, qui se solde par le départ du général de Gaulle.
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L'avis des experts : Pour Hervé Gattegno, l'affaire Marković et ses conséquences politiques rappellent que, bien souvent, la trahison est question de point de vue. "Le traître en politique, c'est celui qui considère, à un moment donné, que la trahison est en face, et qu'elle justifie la sienne", explique-t-il. Le journaliste y voit l'un des ressorts de la vie politique française : la trahison, qui consiste la plupart du temps en une prise de distance, est aussi un accélérateur de carrière et une manière de renouveler le débat en proposant aux électeurs une autre voie. "La trahison ne se fait pas de façon sournoise, mais peut consister en une rupture brutale", relève-t-il.
Jacques Chirac et Edouard Balladur, le pacte brisé
Les faits. Après la victoire de la droite aux législatives de 1993, Edouard Balladur est proposé par son camp pour devenir le chef de gouvernement de François Mitterrand. Ainsi s'ouvre la deuxième cohabitation. Il est convenu que Jacques Chirac, qui a déjà été le Premier ministre du socialiste entre 1986 et 1988, se consacre à la direction du RPR en vue de présenter sa candidature à la présidentielle de 1995. Mais Edouard Balladur, estimant que ses idées son plus aptes à répondre aux angoisses du pays, annonce finalement sa propre candidature à la magistrature suprême en janvier 1995. D'abord lâché dans les sondages, Jacques Chirac réussit pourtant, au fil des mois, à inverser la vapeur jusqu'à se qualifier pour le second tour face à Lionel Jospin, et à s'imposer sur la ligne d'arrivée.
L'avis des experts. "Il y a eu trahison d'une sorte de contrat moral entre les deux hommes. Il était entendu qu'ils se partageaient la tâche et que le candidat serait Jacques Chirac", analyse le politologue Jean Garrigues. Là encore, "il y a une forme de traîtrise, mais c'est aussi une manière de proposer autre chose aux Français". Hervé Gattegno, de son côté, relie cette épisode de la vie politique à l'aune des pratiques actuelles. "Aujourd'hui, dans notre vie démocratique, si une telle situation devait se reproduire, il y aurait une primaire. On proposerait à la droite de voter pour choisir qui serait le meilleur candidat. [...] Si l'on accepte l'idée qu'en 1994 il aurait fallu une primaire entre ces deux hommes, a posteriori, nous justifions l'acte de trahison d'Edouard Balladur", pointe-t-il.
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Ségolène Royal et François Hollande, une trahison "à la Shakespeare"
Les faits. En novembre 2006, Ségolène Royal est désignée dès le premier tour d'une primaire, face à Dominique Strauss-Kahn et Laurent Fabius, comme candidate officielle du Parti socialiste pour l’élection présidentielle de 2007. Mais très vite, sa campagne prend des allures de chemin de croix. Sa candidature est critiquée jusqu'au sein de sa propre famille politique, et la voix des ténors socialistes devient rapidement inaudible lorsqu'il s'agit de la défendre. Ségolène Royal est finalement battue au second tour, le 6 mai 2007, par Nicolas Sarkozy. Sa rupture avec François Hollande, alors Premier secrétaire du parti, est annoncée le soir même.
Quatre ans plus tard, elle retente sa chance lors de la primaire de 2011, en vue de l'élection présidentielle de 2012. Pendant la campagne, Ségolène Royal n’hésite pas a critiquer "l’inaction" de François Hollande, qui remporte pourtant l'investiture quand elle est contrainte de s'incliner dès le premier tour, sans même dépasser les 7%.
L'avis des experts. "C'est l'un des aspects les plus dramatiques de la trahison, parce qu'il y a d'abord une trahison sentimentale, et puis là-dessus vient se greffer une trahison politique parce que François Hollande, comme la plupart des éléphants socialistes, a contribué à saboter la campagne de Ségolène Royal en 2007", résume Hervé Gattegno. "Il a choisi de trahir politiquement celle qu'il avait trahi intimement. Chacun sait que le couple était en pleine rupture à ce moment-là. Il y a là du Shakespeare !", s’enthousiasme-t-il. Pour lui, François Hollande a trahi "parce qu'il pensait que si Ségolène Royal, la mère de ses quatre enfants, était élue, ça lui aurait fait perdre toute chance à lui d’être candidat pour lui succéder".
Mais cette trahison est peut-être aussi la seule de la Cinquième République qui se solde par une réconciliation, pointe de son côté Jean Garrigues. "On a l'impression aussi que, politiquement, Ségolène Royal a pardonné […]. Elle est revenue auprès de François Hollande quand il lui a donné un portefeuille ministériel important".