"On a trop tendance à faire de la satire, c'est-à-dire à critiquer, sans voir qu'en fait, il y a peut-être une sorte de rationalité paradoxale : il s'agit d'exercer le pouvoir en affichant son incompétence." Comprendre les mécanismes qui ont mené au pouvoir Donald Trump aux Etats-Unis, mais aussi Jair Bolsonaro au Brésil, ou Rodrigo Duterte aux Philippines : c'est ce qu'a cherché à faire Christian Salmon, auteur de La Tyrannie des bouffons (Ed. Les liens qui libèrent). Invité de Frédéric Taddeï, dimanche sur Europe 1, le chercheur et écrivain a livré quelques clés de lecture des résultats électoraux enregistrés dans de nombreux pays ces dernières années.
"Votre pouvoir s'inspire uniquement de vous-même"
Pour illustrer ce qui rassemble ces différents dirigeants, Christian Salmon cite l'exemple de la gestion de la crise du coronavirus. "Tous ces leaders se sont manifestés sous des critères un peu semblables : d'abord le déni de l'épidémie, le refus de reconnaître la gravité du mal. Ensuite, toutes sortes de mesures irrationnelles ou un peu fantaisistes qui ont été prises pour lutter contre la pandémie…". Une stratégie hasardeuse, qui ne l'est pas tant selon lui. "Le secret du pouvoir grotesque, c'est qu'il s'exerce non pas en dépit de l'irrationalité du dirigeant ou de son incompétence affichée, mais grâce à cette incompétence."
"Pourquoi ? Parce que lorsque vous avez en face de vous un dirigeant qui revendique le pouvoir grotesque un peu à la façon de Trump, qui peut se contredire d'un jour à l'autre, qu'il peut faire trois tweets contradictoires à la suite, (…) vous affichez une sorte de pouvoir absolu. C'est à dire que votre pouvoir ne relève pas de la fonction : vous avez été élu président dans le cadre d'une Constitution avec des lois, des limites, etc. Mais votre pouvoir s'inspire uniquement de vous même. (…) D'ailleurs, Trump l'a dit à plusieurs reprises : 'Je peux faire ce que je veux', y compris contester le résultat des élections."
"Tout le monde y passe, on ne croit plus en rien"
Mais ces dynamiques ne datent pas de la crise sanitaire que nous traversons, selon Christian Salmon. "Berlusconi a sans doute été le premier, avec Jean-Marie Le Pen d'ailleurs en France, à incarner ce pouvoir grotesque", souligne-t-il. Des figures légitimées, selon lui, par "le contexte". "Ce sont les réseaux sociaux, la révolution numérique, mais surtout la crise du capitalisme depuis 2008, qui ont ruiné tout le storytelling des gouvernements néolibéraux et qui ont alimenté ce que j'appelle la spirale du discrédit : en gros, tout le monde y passe. Les journalistes, les hommes politiques, et avec le coronavirus, les personnalités médicales, les autorités hospitalières… C'est à dire qu'on ne croit plus en rien."
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Un fond de commerce toujours valable après l'accession au pouvoir, souligne le chercheur. "Après toutes ses dérives, Donald Trump continue d'avoir une base électorale d'au minimum 40%", illustre-t-il. "Quand il a été élu, son entourage, les journaux et les médias mainstream, comme on dit, disaient : 'Qu'est ce qui va se passer ? Est ce qu'il va se présidentialiser ?' Et pas du tout. Il a même voulu continuer son émission de téléréalité tout en étant président ! Et je pense que la raison de ça, c'est qu'il est le vecteur, le porteur du discrédit. (…) Ces gens là, qui sont dans la spirale du discrédit, ont l'impression d'avoir à la Maison-Blanche leurs représentants pour la première fois."
Didier Raoult, "vecteur de discrédit" en France
Comment expliquer qu'aucun dirigeant français n'ait pour l'instant collé à ces critères ? Pour répondre, Christian Salmon cite le "syndrome familial" du clan Le Pen : "Marine Le Pen, depuis son accession à la tête du Front national, puis du Rassemblement national, a tout fait, pour des raisons psychanalytiques peut-être, pour détacher de la figure du clown, se légitimer. En quelque sorte, elle a fait exactement le chemin inverse de ce qu'il faut faire aujourd'hui. (…) Elle s'est 'déclownisée', 'débouffonisée', essayant d'incarner un pouvoir sérieux."
Ce qui est, en revanche, commun avec les autres pays, "c'est qu'on vit la même spirale du discrédit", conclut l'auteur, citant, à nouveau, la crise du coronavirus. "On a vu une figure comme celle de l'épidémiologiste marseillais Didier Raoult, dont (…) toutes les interventions pendant le confinement étaient des interventions de discrédit : discréditer les autres scientifiques, discréditer les autres épidémiologistes, discréditer le monde pharmaceutique, les intérêts, les lobbies... Tout ce monde obscur qu'il a dénoncé. Et ça explique un peu l'engouement pour ce personnage. Il est lui même vecteur de discrédit."