Le Figaro révèle jeudi des informations potentiellement "explosives" dans le dossier Biotrial. Ce laboratoire privé de Rennes avait testé en janvier dernier une molécule sur des patients. L'un d'eux est mort et quatre autres souffrent de lésions profondes du cerveau. Aurait-on pu éviter cette issue dramatique ? Selon le quotidien, certains indices, lors des effets pré-cliniques, auraient déjà pu indiquer la dangerosité de la molécule. "La molécule, testée sur des chiens, a entraîné la mort de plusieurs d'entre eux", affirme ainsi Le Figaro.
Pourtant, toutes les informations concernant ces essais pré-cliniques (et d'autres informations, comme la localisation exacte des lésions des victimes) n'ont toujours pas été officiellement révélées au public, au nom de la "propriété industrielle". L'ANSM, l'agence de sécurité du médicament, est notamment accusée par de nombreux professionnels du secteur de faire de la rétention d'information, au détriment de l'intérêt général. À raison ? Décryptage.
"L'Europe sanitaire" réclame des informations. L'affaire fait intervenir trois acteurs principaux et la justice tente de définir leur part de responsabilité. Il y a d'abord le laboratoire portugais Bial, qui a conçu la molécule et le protocole de tests. Il y a ensuite le laboratoire français Biotrial, qui a mis en œuvre les tests. Et enfin l'Agence national de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM), l'autorité sanitaire française compétente pour valider le protocole de test.
Ces trois acteurs restent, pour l'heure, avares en information. S'il n'y avait pas eu l'enquête du Figaro, un flou total entourerait encore le déroulé des essais précliniques sur les animaux. Or, comme le rappelle Le Figaro, sur ce dossier, "toute l'Europe sanitaire (industriels du médicament, agences, sociétés savantes) réclame avec insistance, et parfois publiquement (pour la British Pharmacological Society et la Royal Statistical Society), la divulgation complète des données". Argument avancé par ceux qui réclament plus d'informations : il faut éviter qu'un drame ne se reproduise dans un autre laboratoire, qui n'aurait pas eu accès à toutes les informations.
Pourquoi si peu de transparence ? Interrogé par le quotidien, Dominique Martin, le directeur général de l'ANSM, explique, "agacé" : "Nous avons donné toutes les informations que l'on pouvait. La propriété industrielle, ça existe". Les laboratoires (et notamment le Portugais Bial) invoquent l'article L311-6 du Code des relations entre le public et l'administration. Celui-ci dispose que "ne sont pas communicables" les documents qui "porterait atteinte à la protection de la vie privée, au secret médical et au secret en matière commerciale et industrielle". Au nom de la protection du secret industriel, la publication de deux documents majeurs a donc été bloquée : le "dossier du médicament expérimental qui donne des informations sur les aspects pharmaceutiques" et "la brochure (...) qui fournit notamment des informations sur les études conduites chez l'animal", précise l'agence.
Le secret intellectuel est-il valable juridiquement ? Mais la validité juridique de l'argument du secret industriel fait débat. "Selon des juristes, ledit article ne s'applique pas à cette situation", écrit Le Figaro. Mais selon d'autres, rien ne semble obliger les industriels à la transparence totale. "Conserver le secret vis-à-vis du public semble acceptable d'un point de vue juridique", estime Viviane Gelles, avocate spécialiste en propriété intellectuelle, contactée par Europe 1. "En revanche, les laboratoires pourraient trouver un accord de confiance avec l'ANSM : ils lui transmettent les informations pour qu'elle joue son rôle de contrôle. Et en échange, elle ne les divulgue pas au public et à la presse, c’est-à-dire aux laboratoires concurrents", poursuit la spécialiste.
Et moralement ? Certains accusent d'ailleurs l'ANSM elle-même de refuser de communiquer des informations. "Je suis choqué par le manque de transparence de l'ANSM", tacle dans Le Figaro le Pr Adam Cohen, directeur du Centre for Human Drug Research de Leiden, aux Pays-Bas. S'il se dit "choqué", c'est qu'au-delà de l'aspect juridique, certains y voient une question d'intérêt général.
"Le secret industriel est un principe qui est valable, mais s'efface devant l'intérêt général. C'est un cas de force majeur! On ne peut pas soutenir qu'il soit plus important de garder un secret industriel que d'éviter d'autres problèmes graves chez des patients impliqués dans d'autres essais cliniques. Il est nécessaire que les données puissent être discutées par tous", abonde le Pr Stephen Senn, président le groupe de travail sur les enjeux statistiques des essais cliniques humains de phase 1 de la Royal Statistical Society de Londres, dans une interview au Figaro.
Mais pour l'avocate Viviane Gelles, à partir du moment où l'ANSM exerce son activité de contrôle, il n'est pas nécessairement légitime de communiquer toutes les données au grand public : "c'est un peu cynique mais on ne peut pas contraindre une entreprise à communiquer des informations qu'elle a mis des mois à obtenir. Ses concurrents pourraient s'en servir commercialement".
La mort des animaux ? pas "anormal". Le centre de recherche Biotrial, où s'est déroulé l'essai clinique qui a provoqué le décès d'un volontaire en janvier dernier à Rennes, a jugé jeudi "a priori pas anormal" que des animaux soient morts lors d'essais pré-cliniques. La direction de Biotrial, qui ne pratique pas lui-même d'essais sur des animaux mais a reçu un rapport sur ces derniers, a jugé qu'il n'y avait "a priori rien d'anormal". "Les animaux peuvent recevoir jusqu'à 100 fois la dose administrée ensuite à des humains", a-t-elle dit à Reuters. "Selon le rapport reçu par Biotrial sur des essais animaux, ceux-ci se montraient tolérants jusqu'à environ 70 fois la dose."