# "ON NOUS APPELLE LES H24"
Vendredi après-midi, 14h30, niveau -3 du Forum des Halles. Coiffures soignées et portables à la main, un groupe de jeunes filles chahute joyeusement en se dirigeant vers le Mc Do. "Une bande de filles ?" On en interpelle une pour lui demander. "Hé les filles!", lance-t-elle à ses copines qui rappliquent aussitôt. Elles sont huit et elles viennent d'arriver "à Paris" par le RER D. Bien sûr, qu'elles ont entendu parler du film de Céline Sciamma. D'ailleurs, pour leur séance de ciné tout à l'heure, elles hésitent entre "Bande de filles" et "Le labyrinthe", un film d'action américain.
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D'où viennent-elles ? De Sarcelles. "Mais attention, on reflète le bon coté de Sarcelles", précise l'une d'elles d'entrée de jeu. "Oui, on est la lumière de Sarcelles! ", renchérit une autre, morte de rire.
Est-ce qu'elles se considèrent comme une "bande de filles" ? Les réponses fusent : "on est une famille", "on est comme des sœurs". "On nous appelle les H24". Les H24? "Bah oui, parce qu'on est 24 heures sur 24 ensemble", répond l'une d'elles en riant. Et comment fait-on pour faire partie des H24 ? "Oh, tout le monde peut en faire partie... même vous, si vous êtes sympa".
# LE "CASTING"
Quand on leur demande de prendre la pose pour une photo, elles ne boudent pas leur plaisir. On comprendra vite, cet après-midi là, que faire des selfies de groupe est une de leur distraction favorite.
Sur la photo ci-dessus voici donc, de gauche à droite, au premier plan :
• Sabria, 14 ans, mais qui aura "15 ans dans trois mois". C'est la seule fille voilée du groupe, la seule musulmane aussi (sa famille est originaire du Bengladesh). Benjamine du groupe, c'est "la plus timide", selon ses copines. Elle veut devenir médecin.
• Laure-Merveille, 15 ans. Longues tresses, vernis écaillé et baskets multicolores, Laure-Marveille se vante d'avoir "un fort caractère". D'origine congolaise, ce qu'elle aime par-dessus tout, c'est la natation.
• Joana, 15 ans. Bracelets multicolores aux poignets, Joana explique qu'elle veut devenir puéricultrice. Sa passion ? Le dancehall, une danse issue du reggae.
• Mégan, 15 ans. Diam's aux oreilles et grosse chaîne dorée autour du cou, c'est la plus coquette du groupe. Elle ne sait pas encore encore ce qu'elle veut faire dans la vie. Elle a de la famille aux Antilles.
Et de gauche à droite, au second plan :
• Shanna, 15 ans. Palmier sur la tête et maxi créoles, sa famille est originaire du Cameroun.
• Kannytha, 15 ans. Cousine de Joana, elle est, comme elle, d'origine cap-verdienne. C'est la dernière en date à avoir rejoint les H24. Elle rêve de devenir sage-femme.
• Charlène, 15 ans. Blouson à col en fausse fourrure, Charlène est, pour ses copines, "la plus sociable" de la bande, "la plus à l'écoute" aussi. Ghanéenne d'origine, elle se présente comme "la plus mature". Fan de Beyoncé, elle adore chanter. Son ambition ? Travailler dans le milieu médical.
• Séphora, 15 ans. Séphora ? "Oui, oui, comme le magasin là-bas derrière", plaisante-t-elle. "Elle est folle", disent d'elle ses copines. D'origine congolaise, elle veut devenir sage-femme.
Est-ce qu'elles aimeraient devenir actrices comme ces filles repérées dans la rue et les centres commerciaux par Céline Sciamma ? "On est des réalistes", explique l'une. "Oui, actrice c'est comme footballeur, il faut avoir un vrai travail à côté".
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# FAIRE PARTIE D'"UNE TEAM"
Toutes ces filles sont scolarisées à Sarcelles, "en seconde générale", dans deux lycées différents, "avec juste une route entre les deux". Toute la bande se connaît "depuis l’école", explique Charlène.
Et qu'est ce que ça veut dire faire partie d'une bande ? "Entre nous, on ne se dit pas qu’on est une 'bande'", explique Shanna. "'Bande', ça fait racaille, nous on est une 'team', voilà".
Ce qu'elles aiment dans le fait d'être en groupe ? "Être entre nous", "avoir du bon temps", "rigoler"…
"Parfois dans le bus, les gens changent de place quand on arrive, ils ont peur mais, nous, on des gentilles !", raconte Joana. Ont-elles une leadeuse ? "Chez nous, il y a pas de chef, ça crée trop de problèmes".
Et comment ça se passe avec les autres groupes, à Sarcelles ou ailleurs ? "On les calcule pas", assure Kannytha.
Qu'en disent leurs parents ? "Nos familles aussi, elles préfèrent qu'on soit ensemble plutôt que de se balader seule".
# "LES FUTURS" ET "LES MARIS"
Même en dehors du lycée, le contact entre elles est permanent grâce aux applications mobiles des réseaux sociaux Whatsapp, Snapchat, Facebook, Instagram, Viber, Twitter… "et puis les textos", croit bon de préciser Laure-Merveille avant de lâcher : "mon portable, c’est mon bébé.
Un téléphone vibre. "Alors lui, il a pas de vie ", se moque la destinataire, l'air flattée quand même.
Et avec les garçons, comment ça se passe ? "Ma mère me dit toujours : 't'as tout ton temps'", explique Laure Merveille."Là, je veux me concentrer sur mes études, plus tard, à 20 ans, je pourrais me concentrer sur les garçons".
"Moi, ma mère, elle dit tout le temps : 'je te préviens…', 'je te préviens…'", raconte une autre sans finir sa phrase.
On entend parler de "mari". "On dit ça pour rire… mon petit neveu aussi, je l’appelle 'mon mari'". "Moi, mon mari c'est Chris Brown !", s'exclame l'une. "Quoi, vous le connaissez pas ? C'est un chanteur américain, il est trop beau!"
Au final, une seule a "un gars". "On se voit comme ça, depuis deux mois, mais seulement au lycée", dit-elle l'air détaché.
# UNE BANDE DE FILLES DEVANT "BANDE DE FILLES"
Finalement, plutôt que le film de science-fiction, elles choisissent d'aller voir "Bande de filles", au tarif groupe bien sûr.
Installées à l'avant dernier rang, elles grignotent ce qu'elles viennent d'acheter. "Pfff, 5,20 euros les Pringles, à G 20, c’est 1,80 euros. La prochaine fois qu’on va au ciné, on dévalise le G20", râle Joana.
Ce film, a priori, elles sont plutôt contentes qu'il existe parce que "d'habitude, dans les films, il n'y a que des blancs", relève Séphora.
En attendant, c'est la séquence pub : on chante "Be Fruiiiiit, be Tropicaaaaal" devant le spot Oasis, on s'extasie devant "le beau gosse" Robert Pattinson et on rigole devant la bande-annonce des Pingouins de Madagascar des studios DreamWorks.
Les lumières s'éteignent, c'est le moment des dernières photos, au flash. "Vous êtes TROP belles les filles !", lance Joana à Mégan et Séphora.
Dans les premiers rangs, une bande de garçons poussent des cris. "Chut, vous faites pitié, bande de cons !", leur balance une des filles.
Le film commence, et les commentaires avec :
• La scène de baiser
[L’héroïne du film, Marieme, alias "Vic", embrasse pour la première fois le garçon dont elle est amoureuse]
_ Ferme les yeux !
_ Mais ils se sont mal embrassés, non ?
_ Osef (On s'en fout)
• La scène du racket
[Sous l'influence de sa nouvelle bande, Vic menace une élève pour lui soutirer de l'argent]
_ Elle sait que ce qu’elle fait c’est pas bien !
• La scène d'amour
["Déshabille-toi", dit Vic à "son gars"]
_ Ah mais je suis pas comme ça !, hurle un des garçons des premiers rangs
_ Moi non plus, lui répond une des filles.
[Fou rire général dans la salle]
[L’héroïne se déshabille à son tour].
_ "C’est bon on reste calme là !"
• La scène de la soirée parisienne
[A l'écran, une fille en robe rouge en dentelle avec une perruque platine va vendre de la drogue dans une soirée parisienne]
_ Hé mais c’est ta cousine ?
_ Ou ta grand-mère ?
• La demande en mariage
["Tu deviens une fille bien si on se marie", dit un jeune homme à sa copine de 16 ans. "On se marie et je suis ta petite femme à la maison ? Et tu me fais un gamin ? C'est ça ma vie ?"]
_NON ! , répond fermement une des filles comme pour encourager l'héroïne.
# LE DEBRIEF
Après avoir vérifié leurs portables pour récupérer du réseau, les filles forment un cercle et échangent leurs impressions : "j'ai pas aimé la fin", annonce Charlène, les autres, elles, ont plutôt apprécié.
"Ça se voit que ça a existé", commente Séphora. Le personnage du grand frère qui surveille sa sœur de près, il est crédible alors ? "Non", assure l'une. "Moi, je suis surveillée par mon frère", répond une autre, "quand je veux sortir, il veut toujours savoir ce que je fais, et avec qui".
Les différences entre le film et leur vie ? "Dans notre cité, c'est quand même moins chaud : là un regard et ça part", explique Charlène. "Nous, on a le choix", estime une autre avant de se faire corriger par Laure-Merveille : "elle aussi, elle avait le choix… mais elle a pris le mauvais chemin".
Et des filles qui se bagarrent, qui se prostituent ou qui vendent de la drogue comme à la fin du film ? "On a entendu des histoires comme ça, mais on n'en connaît pas". "Oui, nous on est heureuses, on kiffe la vie!", s'exclame Joana.
18h30. C'est l'heure pour elles de rentrer à Sarcelles. On les accompagne jusqu'à l'entrée du RER D.
"Et votre article, vous croyez que si un réalisateur le lit, il nous appellera ?"