Dans le judaïsme, le mari détient les clés du divorce. Et certains abusent de ce pouvoir.
Comment empêcher qu'un divorce s'éternise ? En France, c'est la justice qui tranche. Dans la plupart des religions, le divorce n'est même pas prévu. Dans le judaïsme, en revanche, il l'est. Selon la loi juive, le mari doit remettre à sa femme un "Guett", un document officialisant la rupture du mariage. Le tout doit être validé par un tribunal de rabbins, un "beth din". Mais si le mari refuse de donner le document, voire décide de le monnayer, la procédure peut prendre des allures de drame.
Récemment, un divorce a suscité une polémique touchant jusqu’au sommet des institutions juives. L'avocate Yaël Mellul, également militante du droit des femmes, s'est émue de la femme concernée par cette procédure. Contactée par Europe1.fr, elle assure avoir envoyé un signalement au parquet et écrit à tous les ministres susceptibles de se saisir de la question, le 21 mai dernier. "Il y a atteinte à la liberté et à la dignité de la femme", dénonce-t-elle.
Mais au-delà de ce cas précis qui a relancé le débat, les "Agounot" (nom donné à ses femmes qui attendent inlassablement leur Guett), constituent un problème reconnu de toute la communauté juive. Décryptage
UN GUETT À 90.000 EUROS
"Des pratiques odieuses". Le cas dont s'est saisi Me Yaël Mellul remonte au 18 mars dernier. Après cinq ans d'attente, une femme de 28 ans finit par obtenir son Guett, lors d'une audience secrètement filmée par sa famille et racontée ensuite par certains médias juifs et traditionnels. La procédure est alors validée par un tribunal rabbinique, dont Michel Gugenheim, le Grand rabbin de France par intérim, fait partie. Le hic ? Pour obtenir son guet, l'épouse était censée s'acquitter de la somme de 90.000 euros.
La somme ne sera finalement jamais versées, la famille de l'épouse menaçant de faire éclater un scandale en rendant public l'enregistrement de l'audience. Mais même s’ils n’ont pas payé, l'entourage de la femme n’en est pas resté là. Il dénonce aujourd'hui une tentative d'extorsion de fonds, validée par le tribunal rabbinique. Dans une interview à Radio Shalom, un des frères de la femme condamne ainsi, le 7 mai, un scandale qui "attise l'antisémitisme à cause de l'argent" et dit vouloir "mettre fin à des pratiques odieuses".
"Pas de dysfonctionnements". L'entourage du mari, lui, assure qu'il y avait eu un accord avec la femme. La somme viendrait ainsi réparer certains dommages subis par le mari, dont une agression faîte par les frères de son épouse. Et les représentants des institutions juives assurent qu'il n'y a pas eu dysfonctionnement : les deux parties étaient d'accord, et le tribunal rabbinique s'est contenté de valider le divorce, seul pouvoir que leur confère la loi juive.
Dans un communiqué publié le 12mai, Michel Gugenheim estime ainsi qu'il s'agit d'une "manipulation grossière visant à nuire à l’institution consistoriale" et nie "avoir exercé une quelconque pression sur les parties concernées". "S'il y avait eu dysfonctionnement, j'aurais été le premier à prendre des sanctions", déclare également au Monde le président du consistoire central de France, Joël Mergui.
Qu'il y ait eu accord ou pas, l'avocate Yaël Mellul, qui n'a jamais rencontré l'ex-épouse, dénonce une "tentative d'extorsion de fonds". "Rien ne justifie qu'une femme ait à payer pour sa liberté", s'exclame-t-elle. Et si, malgré son signalement, le parquet ne s'auto-saisit pas, elle affirme qu'elle portera plainte via une association.
"CELA M'A COÛTE MON APPARTEMENT"
"Une tâche spirituelle". Ce cas particulier relance publiquement le débat sur un problème ancestral dont toutes les communautés juives, orthodoxes et progressistes, reconnaissent le poids depuis des siècles. "Les rabbins doivent tout faire pour libérer ses femmes enchaînées. Délivrer une 'Agouna' (singulier d’Agounot, ndlr), c'est comme bâtir la 'Jérusalem céleste'. L''Agouna' est comme attachée à une ancre jetée au fond de la mer, et que l'on n'arrive pas à détacher", théorise ainsi le Grand rabbin de Nancy, Daniel Dahan, le 21 mai dernier, lors de la présentation de son livre Agounot: "les femmes entravées".
Le principal problème, c'est que l'épouse qui ne reçoit pas son guet ne peut pas se remarier religieusement. Et si elle a un enfant, il sera considéré comme un "mamzer", que l'on peut vulgairement traduire par "bâtard". Pour une croyante, c'est d'une gravité sans nom. L'homme dont la femme refuse le divorce sera, lui, accusé de "simple" polygame s'il se remarie. Mais son enfant ne sera pas un "mamzer". Or, "'mamzer' est un mot terrible. Il représente une tâche spirituelle aux yeux de Dieu, qui porte atteinte, par son existence, à la grandeur du peuple juif", explique Daniel Dahan.
"On se sent emprisonnée". Pour éviter cela, certaines "Agounot" sont prêtes à attendre des années pour obtenir leur Guett. Sarah, elle, a attendu deux ans. "Lorsque l'autre ne veut pas divorcer, on se sent comme emprisonnée. J'ai dû menacer mon mari de ne plus lui faire voir ses enfants", explique-t-elle à Europe1.fr. Et parfois, les dérives sont bien réelles. "J'attends mon guett depuis 10 ans. Mon mari ne voulait pas divorcer. Cela m'a coûté mon appartement. C'est toujours la femme qui paie. Avec mon cas, il y a de quoi allumer un incendie. Je suis religieuse pratiquante, c'est pour ça que j'attends depuis 10 ans", raconte ainsi une autre "Agouna" rencontrée par Europe1.fr le 21 mai, lors d'une conférence sur le sujet.
Ce genre d'histoires fait même l'objet de nombreuses œuvres culturelles. Dans son roman, Et te voici permise à tout homme, Eliette Abecassis raconte également comment une femme a dû donner à son ex-mari, en échange du Guett, un appartement dont elle avait hérité. Le film Gett, le procès de Viviane Amsalem, présenté cette année à Cannes, évoque également le phénomène des "Agounot".
"IL FAUT EDUQUER LES HOMMES"
Entre 400 et… 18.000 cas. Le phénomène est toutefois difficile à mesurer. Dans le monde, les juifs dits "libéraux" évoquent le nombre de 18.000 "Agounot". Mais les tribunaux rabbiniques d'Israël avancent un chiffre compris entre 400 et 500. En France, le consistoire évoque seulement "une dizaine de cas". Mais selon le mouvement progressiste Avenir du judaïsme, 200 à 300 femmes pourraient être en attente de leur "Guett". Quoi qu'il en soit, "une Agouna, c'est une de trop", tranche le Grand rabbin Daniel Dahan. Mais comment, dès lors, empêcher les dérives.
Les solutions ne font pas l'unanimité. Pour Maitre Yaël Mellul, il faut que les institutions juives de France adoptent la possibilité, pour les époux, de signer une entente prénuptiale établissant que l'épouse pourra obtenir le Guett si les circonstances l'exigent. Il faudrait également que les rabbins puissent obliger un homme à remettre le Guett, selon la militante et les courants libéraux du judaïsme.
"Ouvrir les yeux des hommes". Mais selon les juifs plus attachés à la tradition, de telles mesures vont à l'encontre des coutumes et règles traditionnelles, puisqu'elles ne sont pas écrites noir sur blanc dans les textes. "Si un homme prend une épouse et a consommé le mariage, et il arrive qu’elle ne trouve plus grâce à ses yeux, parce qu’il aura découvert en elle de l’inconduite, il lui écrira un acte de rupture, le lui remettra en mains propres et la renverra de chez lui. Elle quittera sa maison, s’en ira et épousera un autre homme", écrit le Deutéronome, le dernier livre de la Torah.
Pour de nombreux religieux, c'est donc aux rabbins d'effectuer un travail d'éducation envers les hommes. "C'est une aberration de ne pas donner le guett. Il faut ouvrir les yeux des hommes", déclarait ainsi Elie Ebida, rabbin de la synagogue de La Roquette, à Paris, lors de la conférence du 21 mai. "L'homme qui ne donne pas le guett à sa femme, il transgresse la loi (juive). Avec le guett, le mari tient en détention sa femme", renchérissait Hay Krief, rabbin et co-auteur de Sexualité et judaïsme. Et le Grand Rabbin Daniel Dahan de conclure : "il n'y a pas de solutions miracles. Il faut montrer que les rabbins s'intéressent à ces questions, de tous temps. Il y a un rôle très important des rabbins. Il faut éduquer les hommes".
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