Il est 21 heures. L'heure parfaite pour se connecter sur un site de rencontres. Ma photo duckface*-poitrine-en-avant vient d'être validée par les modérateurs, je n'ai plus qu'à attendre. Une attente d'environ deux secondes puisqu'une pluie de messages m'indique tout de suite : que Flo a "flashé" sur moi, que Dorian et Amin me demandent en amie et que Jonathan me souhaite "la bienvenue, belle demoiselle".
Nous sommes sur le site Rencontre-ados.net destiné, comme son nom l'indique, aux jeunes de 13 à 25 ans. Depuis près de deux ans, ce type de plateformes prolifère sur Internet. Rencontre-ados.net, le leader du marché, revendique ainsi plus de 200.000 inscrits. Un phénomène méconnu des adultes et qui intrigue. Pour comprendre cette nouvelle "drague online", comme la nomment ses adeptes, j'ai créé le profil fictif d'une adolescente de 16 ans, "vivant à Nantes et aimant le cinéma".
Mon profil sur Rencontre-ados.net :
Retour en arrière. Il est midi, et après avoir stalké* une petite cinquantaine de profils, je me décide enfin à créer le mien. Pour ouvrir mon compte, on me demande seulement une adresse mail valide. Au moment de l'inscription, tous les sites imposent "d'accepter les conditions générales". Rien d'étonnant. Mais d'expérience, j'imagine bien que peu de jeunes prennent le temps de lire les 5.000 signes du "règlement".
Pourtant, ils donnent quelques mises en garde essentielles.
"Il est strictement interdit aux mineurs de s'inscrire sans l'accord au préalable de leurs parents ou personnes responsables de ceux-ci. Il est strictement interdit de remplir votre profil avec de fausses données", prévient ainsi Rencontre-ados.net. Sur un ton plus familier, Kiss-ados.com dresse un listing des bonnes pratiques à avoir sur le site. "Sur Internet, difficile de savoir qui se cache vraiment derrière un pseudo. Ne donne jamais ton nom, ni ton adresse, ton téléphone, ton MSN ou ta photo. N'accepte pas de rencontrer des personnes que tu ne connais pas. Si quelqu'un te met mal à l'aise, contacte tout de suite le modérateur en lui expliquant ton souci", détaille le site. Nodaron.com anticipe même une éventuelle rencontre entre deux adolescents et appelle à la vigilance.
Mais avant d'envisager toute rencontre dans la vraie vie, il s'agit d'abord pour les internautes fraîchement inscrits de se créer un profil "complet". Et sur ce point, les administrateurs des sites ne transigent pas. Sur Rencontre-ados.net, un questionnaire très détaillé est imposé à tous les nouveaux inscrits. Je me plie donc aux règles du jeu et renseigne le fameux ASV (âge, sexe, ville) ainsi que ma taille, la couleur de mes cheveux et de mes yeux. D'autres questions sont même beaucoup plus intimes : "est-ce que tu es croyante ?" ou encore "est-ce que tu bois de l'alcool ?".
L'exemplaire du formulaire que j'ai dû remplir pour m'inscrire :
Une fois cette étape validée, je peux enfin m'immerger dans l'univers des kikoolols, ces accrocs du chat adeptes du langage SMS. Comme Damien**, 19 ans. Le jeune homme, étudiant en informatique, m'apprend qu'il s'est inscrit sur le site après qu'une amie lui en a parlé. "Je m'ennuyais, et comme il n'y a pas de filles dans mon école, je me suis inscrit. Contrairement à Facebook, où tu ajoutes des personnes que tu connais, sur Rencontre-ados.net tu fais des connaissances que tu n'aurais jamais faites par ailleurs", explique Damien qui totalise plus de 1.200 "amis".
Sur ces sites, pas de surreprésentation masculine ; chez les juniors, la drague 2.0 est paritaire. Et quand il s'agit de travailler son image, filles et garçons accordent le même soin à se montrer sous leur meilleur angle. Sous mon pseudo d'ado, j'ai croisé des Julien, Nina, et autres Kevin à moitié dénudés, à la pelle. La majorité des photos sont en effet des "selfies"*, prises devant le miroir de la salle de bain. "Ici, il y a beaucoup de gens qui veulent juste se mettre en avant", reconnaît Damien, inscrit depuis mai dernier sur Rencontre-ados.net.
Exemples de photos suggestives sur Rencontre-ados.net :
Alors que le site Rencontre-ados.net semble apparemment laxiste sur la modération des photos - garçons torse nu, filles en maillot de bain, décolleté en avant - le créateur de Nodaron.com supprime, pour sa part, toutes les photos trop suggestives. "Les ados torse nu devant leur glace, on évite. S'ils sont sur la plage en train de jouer au ballon, ça passe. Pour les filles, c'est plus compliqué. Elles sont plus 'bordeline' que les garçons et se mettent en scène dans des postures vraiment affriolantes", constate Olivier Papon, interrogé par Europe1.fr.
Dans ses règles de bonne conduite, Teexto.com donne donc quelques conseils aux ados :
Sur Rencontre-ados.net, la "star" du site n'a pourtant pas besoin de se mettre en scène dans des positions suggestives pour recueillir plus de 1.000 likes. Inscrite en août dernier, Nina**, 15 ans, affiche 2.835 amis. Des chiffres qui lui valent d'être numéro un du "top miss" de la plateforme. "Certaines personnes veulent seulement avoir le maximum de visites sur leur profil. Tout ce qui compte pour eux, c'est d'être dans le 'top miss'", constate Damien, qui souligne que le profil du "top mister" a été visité 10.000 fois ce mois-ci.
Rencontre-ados.net serait donc un site parfait pour flatter son égo ? C'est du moins ce qu'assure Olivier Papon, de Nodaron.com. "Beaucoup de jeunes se mettent en scène pour se faire mousser", résume-t-il. Et le résultat est probant. Nina a recueilli des centaines de commentaires sur son profil. A part un ou deux "rageux" (sic) qui la trouvent "moche", la jeune fille fait surtout l'objet de commentaires flatteurs. "C'est moi ou t'es parfaite ?", "t'es magnifique, ça fout le seum" (sic), "Nina c'est la perfection", peut-on lire pêle-mêle sur le site.
La "top miss" de Rencontre-ados.net :
Et Nina est loin d'être une exception. La grande majorité des commentaires laissés sous les photos de profils sont positifs et bienveillants. Les ados préfèrent souhaiter la bienvenue aux nouveaux et parler du lycée. La majorité des inscrits ont en effet entre 14 et 18 ans. Et aucun garçon étant âgé de plus de 20 ans n'est venu discuter avec moi. "Les ados qui ont trop d'écart d'âge ne se parlent pas entre eux. Les jeunes de 25 ans ne sont pas intéressés par les jeunes filles de 13 ans et vice versa. Il faut arrêter avec les fantasmes", assure Laurent Parron, fondateur du site Teexto.com.
Des propos confirmés par Damien qui refuse de discuter avec des filles âgées de moins de 16 ans. "Je préfère parler avec des gens de mon âge. Mais certaines filles de 16 ans sont parfois très matures", assure l'étudiant qui a d'ailleurs eu une aventure avec une jeune fille rencontrée sur le site. Le jeune homme me confie également avoir rencontré quelques filles du site "IRL"*.
A l'exception de Rencontre-ados.net, de nombreux sites ont instauré des barrières d'âge qui empêchent aux jeunes de communiquer entre eux s'ils ont plus de cinq ans d'écart. Les ados ont également la possibilité de choisir avec qui ils interagissent. J'ai pour ma part refusé quelques demandes d'amis, empêchant ainsi toute possibilité de conversations. Il est également d'affiner la tranche d'âge des personnes avec qui l'on souhaite interagir. "Nous avons une barrière de cinq ans d'écart d'âge à la base. Et après, les membres peuvent affiner. Le site est donc bien plus encadré que Facebook ou les Skyblogs", insiste Olivier Papon de Nodaron.com.
Teexto.com propose un curseur pour affiner les discussions en fonction de l'âge :
"Il faut fermer ces plateformes !"
Mais pour Béatrice Copper-Royer, psychologue spécialisée dans la clinique de l’enfant et de l’adolescent, ces sites de rencontres pour adolescents sont "une idée stupide". Selon la cofondatrice d'e-enfance, une association qui sensibilise les parents et les enfants à une utilisation responsable d'Internet, ces sites sont des repères à "pervers sexuels". "Avec ce genre de sites, on expose les enfants de façon très facile, on précipite les risques et les dangers. A 13 ans, on n'a pas conscience de l'identité numérique qu'on laisse sur la Toile. Et malgré les subterfuges techniques, les pédophiles ont toujours un wagon d'avance", estime la psychologue qui demande "l'interdiction de ces sites".
Pourtant, légalement, rien ne permet de fermer les plateformes de rencontres pour ados. "Le droit ne répond pas à ce type de problématiques. Ce qui se passe dans l'univers virtuel du Net est difficilement condamnable. Les personnes mal intentionnées peuvent être condamnées si la situation dégénère dans la vie 'réelle'. Mais il n'y a pas de réponse illicite à ces sites", explique Me Anthony Bem, avocat spécialiste du droit sur Internet, interrogé par Europe1.fr. Selon lui, des lois plus générales peuvent toutefois encadrer ces plateformes. "Des jeunes peuvent être poursuivis pour propos diffamatoires, injurieux, pour non-respect du droit à la vie privée et pour usurpation d'identité", détaille-t-il.
Car l'inquiétude des parents est bien là : que leurs enfants soient mis en relation avec des adultes qui auraient travesti leur identité. Les fondateurs de Nodaron.com et Teexto.com rétorquent que les risques ne sont pas plus nombreux que sur Facebook, Skyblog, Instagram. Sur les 20.000 inscrits de son site NoDaron.com, il n'a, assure-t-il, jamais détecté aucun faux profil créé par un adulte.
Une chasse aux fakes menée par les ados
Pour éviter tout dérapage, ces sites pour adolescents ont donc intégré des outils permettant de signaler une fausse photo. "Un outil qui renvoie vers Google Images permet de voir combien de fois une photo a été utilisée. Si on retrouve la photo trois-quatre fois, on estime que c'est crédible. Les ados utilisent en effet souvent une photo qu'ils aiment bien sur plusieurs plateformes différentes. Mais si la photo apparaît plus de 10 fois - parfois cela peut aller jusqu'à des milliers de fois - alors on banni le compte", explique Olivier Papon, fondateur de Nodaron.com. Pour contrôler au mieux les contenus et les photos publiées sur son site, qui compte 20.000 membres, Olivier Papon travaille avec cinq modérateurs, chargés de la suppression des faux comptes et les photos suggestives. Et d'ailleurs, glisse-t-il au passage, la plupart du temps, les modérateurs tombent sur des ados complexés qui n'ont pas osé rendre publiques des photos d'eux.
J'ai testé le"fake detector" pour vérifier l'origine de la photo de Nina la "top miss" :
Dans ce travail de "chasse aux fakes", les modérateurs peuvent compter sur l'aide des internautes. Olivier Papon reçoit en effet une quinzaine de signalements de faux comptes par jour. "Les adolescents sont très au courant du fonctionnement d'Internet. Bien plus que les adultes. Ils sont conscients des risques et c'est même devenu un jeu pour eux de signaler les faux profils", insiste Olivier Papon. Ainsi, sur chaque photo publiée sur Nodaron.com, il existe un bouton pour signaler les faux profils. Le fonctionnement est le même sur Teexto.com. "Cet outil permet d'éliminer 75% des faux profils. Mais ce n'est pas infaillible", reconnaît Laurent Perron.
Pour renforcer donc un peu plus la sécurité des ados, Teexto.com va lancer prochainement un système de vérification de photos de profil plus strict. "Nous allons demander aux jeunes de se prendre en photo avec leur webcam et leur transmettre un numéro par mail qu'ils devront inscrire sur leur main et rendre visible à l'image", explique Laurent Perron, fondateur de Teexto.com. Et de conclure : "si j'étais parent, je préfèrerais que mes enfants aillent sur un site où il y a une bonne modération, pas trop d'utilisateurs, que sur Facebook".
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*Duckface : pose qui consiste à mettre sa bouche en canard. Une pose très utilisée par les ados.
*Stalker : Espionner quelqu'un sur Internet sans même parfois le connaître.
*Selfie : Principe qui consiste à se prendre en photo soi-même.
*IRL est l'abréviation de "In real life" qui signifie "dans la vraie vie"
** Les prénoms ont été modifiés