On les surnommait “les enfants de la cavale”. Il y a presque six ans, Shahi Yena et Okwari Fortin sont retrouvés au terme d’une cavale de onze ans, passée aux côtés de leur père. Onze ans passés loin de leur mère, de l'école et de toute vie urbaine. Aujourd’hui, leur histoire fait l’objet d’un film, Vie sauvage, dans lequel Mathieu Kassovitz incarne Xavier le père des enfants. Europe 1 a pu rencontrer les deux jeunes hommes, aujourd’hui âgés de 22 et 24 ans. Et loin de ce que l’on pourrait imaginer, ces années de vie semi-clandestine, semi-nomade n’ont pas fait d’eux des asociaux. Simplement de jeunes hommes qui souhaitent perpétuer cette vie au cœur de la nature.
ACTE I : LES SÉPARATIONS
Dans la vie comme dans le film, “la scène la plus forte, c’est celle de l’enlèvement”, assure Xavier Fortin. Non pas l’enlèvement d’Okwari et de Shahi Yena par leur père, en décembre 1997 ; mais celui réalisé par leur mère, un an et demi plus tôt, en juin 1996. Du jour au lendemain, Catherine Martin part avec ses enfants pour retrouver une “vie normale”, auprès de ses parents, sur la Côte d’Azur. A l’époque, Xavier Fortin ressent cet événement comme une trahison. Il quitte alors la Normandie, où il vivait avec Katia et ses enfants, pour “trouver une solution à l’amiable”, nous explique-t-il. Mais après avoir parcouru plus de 1.000 kilomètres, il tombe sur des volets clos, sa compagne refuse de lui parler.
Débute alors un long combat judiciaire entre le couple Fortin. C’est d’abord le père qui obtient la garde des enfants. Xavier continue ainsi, avec eux, cette vie dans la nature, entourée d’animaux. Mais Katia refuse de se plier à la décision de justice. L’été suivant, après les vacances, elle garde ses enfants, à l’époque âgé de 5 et 6 ans. La situation dure plus d’un an (pour ces faits, elle sera condamnée à six mois de prison avec sursis pour soustraction d’enfants). Une bataille judiciaire qui n’apparaît pas dans le film.
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De cette époque, Okwari et Shahi Yena gardent pourtant un souvenir marquant et douloureux. Ils vivent dans un minuscule appartement, sans jardin et sans animaux. Shahi Yena refuse de se nourrir et commence à souffrir d’anorexie. A la suite des vacances de Noël, le 29 décembre 1997, Xavier Fortin, désemparé par la situation, décide de ne pas ramener ses enfants. “Devant l’état de mes enfants, j’ai été obligé de rentrer en résistance. Cet enlèvement, je l’ai fait dans l’intérêt de mes fils”, martèle le père de famille, qui se réjouit que le film aborde en pointillé “les dysfonctionnements de la justice familiale et l’intérêt de la désobéissance civile.”
ACTE II : LA CAVALE
Son acte de désobéissance civile a lui a duré onze ans. “Je ne pensais pas que ça allait durer si longtemps”, confie Xavier Fortin, condamné en 2009 à deux mois de prison ferme pour soustraction d’enfants. Au début de leur cavale, le père et ses fils mènent d’ailleurs “une vie normale, sans trop se méfier”. Mais Xavier Fortin s’aperçoit vite que la situation est prise très au sérieux par les enquêteurs. Ils sont traqués par des patrouilles de gendarmes et des hélicoptères survolent les forêts où ils sont susceptibles de se réfugier.
“Dès que nous étions retrouvés, nous devions abandonner nos élevages, changer de lieu, changer d’identité. C’est arrivé souvent au début. Puis nous avons pris l’habitude de nous cacher”, raconte Xavier Fortin, qui se souvient avoir failli se faire pincer “une dizaine de fois”. En onze ans, les Fortin ont donc traversé le Gers, l’Ardèche, la Haute-Garonne, le Vaucluse et les Cévennes. Pour ne pas se faire repérer, ils ont changé quatre fois d’identité et ont vécu dans des fermes communautaires, des tippies de hippies, des appartements provisoires, ou encore des campements de fortune dressés au pied levé.
Comme ce soir de 2005, quand, après la participation de leur mère à l’émission Une affaire de famille, sur M6, ils doivent quitter en catastrophe leur refuge dans les Cévennes, où ils vivaient heureux depuis cinq ans. “Après qu’elle ait participé à cette émission poubelle, le standard de l’émission a reçu près de soixante appels à témoins pour signaler notre présence dans les Cévennes. On a dû partir en catastrophe. On a tout perdu”, se souvient Xavier Fortin avec amertume.
“On a appris le détachement”, plaisantent aujourd’hui les deux frères, comme s’ils avaient épousé la cause de leur père. De cette vie semi-clandestine et semi-nomade, les fils Fortin ne regrettent rien. “Ca a été beaucoup de responsabilité, mais aussi beaucoup de bonheur”, assure Shahi Yena, l’aîné aujourd’hui âgé de 24 ans. “Nous avions une véritable harmonie de vie, beaucoup de bonheur entre nous et une grande liberté”, abonde son père.
ACTE III : LA NATURE
Les frères Fortin parlent même d’une vie “normale”. “Durant toutes ces années, nous avons essayé d’avoir une vie normale de bout en bout. Je faisais l’école le matin. C’était très important pour moi de les maintenir à niveau. J’ai respecté stricto sensu le programme de l’Education nationale”, assure le père. Des propos confirmés par Okwari, aujourd’hui âgé de 22 ans. “C'était comme des cours par correspondance, mais sans correspondance. Notre père a été professeur de science naturelle au CNED par le passé. Il a un bac+6. Donc il connait son sujet”, insiste-t-il.
Okwari et Shahi Yena n’ont pas seulement suivi le programme de l’Education nationale. Leurs après-midi étaient consacrées à la lecture et à l’apprentissage du monde agricole. Les deux jeunes hommes ont donc appris à cultiver ce qu’ils mangeaient et à élever leurs animaux. “A partir de dix ans, on a commencé à apprendre l'élevage des animaux et le jardin. Vers cet âge là, on gérait un troupeau de quarante chèvres. On s'occupait de tout l'entretien du troupeau : du soin des bêtes, de la traite des chèvres, de la transformation des fromages et de leur vente”, raconte Okwari, le plus jeune et le plus posé aussi.
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Dans leur livre, écrit en 2010 avec leur père, ils racontent les cours d’apiculture, de charpente, de dressage d’animaux sauvages, et bien d’autres. Ils racontent surtout leur rapport puissant avec “Mère nature”. “La nature a été la mère que je n’ai jamais eu. Il me semble que les vraies valeurs, c’est auprès d’elle que je les ai apprises”, écrit Okwari pour qui la nature est encore aujourd’hui un refuge essentiel.
ACTE IV : LE TRAVAIL
Assez logiquement, Shahi Yena et Okwari exercent désormais des activités en lien avec la nature et l’extérieur. Shahi Yena cultive “l’art du beau”. “J’aime ce qui est beau. J’aime être au plus près du vivant”, nous confie ce jeune homme blond au regard électrique. Aujourd’hui, il vend des animaux d’ornement à des particuliers : paons, émeuts, serpents et chèvres naines. Il vend également des objets d’antiquité sur des marchés. Attiré par le théâtre, le jeune homme a été contacté récemment pour des castings. “Je veux faire de ma vie un art”, résume-t-il. Pour l’heure, il partage sa vie entre un petit appartement dans un village des Cévennes et une “yourte solaire” qu’il a construit sur le terrain familial de son père, dans la même région. Un lieu où il peut cultiver son jardin.
Okwari, lui, est plus baroudeur. Durant ces six dernières années, il a beaucoup voyagé, aussi bien en France qu’à l’étranger. Aujourd’hui, le jeune homme est cocher. “Une activité que j'ai commencée dès l’âge de 15 ans. Aujourd’hui, j’ai mon diplôme de meneur-accompagnateur en tourisme équestre, spécialisé attelage”, explique-t-il. Son père s'amuse d'ailleurs à dire qu'il a appris à monter à cheval avant de savoir marcher. Cette passion pour les chevaux l’a notamment conduit en Bretagne, où il a travaillé pendant six mois pour le compte de l’Office national des forêts. Okwari s’est également rendu en Espagne, où il a appris la guitare et le flamenco. “La musique, c’est une passion. C'est quelque chose que je travaille beaucoup en ce moment, trois-quatre heures par jour”, s’enthousiasme-t-il.
A y regarder de près, la vie d’Okwari et de Shahi Yena n’est donc pas si différente de celle qu’ils menaient en clandestinité. “Ils étaient préparé, ils travaillaient depuis plusieurs années. Il y a eu une continuité. Et encore plus de liberté”, confirme Xavier Fortin. “La seule chose c’est que nous avons pu avoir une carte d’identité, un passeport pour voyager, et un permis en conduire”, commente Shahi Yena qui est d’ailleurs actuellement en train de passer le sien.
Les frères voient aujourd’hui leur vie comme une synthèse de ce qu’ils ont vécu en cavale. Pendant toute cette histoire, on a expérimenté plein de modes de vie différents, parce que l'on a côtoyé des gens issus de plein de milieux sociaux différents. On a côtoyé aussi bien des punks anarchistes, des hippies, que des bourgeois. C'est là qu'il y a une expérience riche dans la différence. Je pense que l'important dans tout ça, c'est d'avoir trouvé notre équilibre. On a besoin de tout connaitre pour trouver son équilibre”, analyse Okwari qui partage sa vie entre Montpellier, où vit sa petite amie et les Cévennes.
ACTE V : LES RETROUVAILLES
La continuité entre leur vie en cavale et leur vie aujourd’hui se manifeste également dans le rapport avec leur mère, avec qui ils sont très peu en contact. S’il y a bien eu ces retrouvailles, au commissariat de Foix, le 31 janvier 2009, il faudra encore du temps à Shahi Yena et Okwari pour récréer ce lien, anéanti par onze ans d’absence. “Il faut encore du temps. C'est beaucoup de souffrance, beaucoup de rancunes, beaucoup de choses à accepter pour avoir vraiment du recul sur les choses”, résume Shahi Yena, pour qui les retrouvailles avec sa mère ont été particulièrement violentes. Plus tempéré, Okwari amorce une explication pour tenter de comprendre sa mère : “ça reste compliqué dans la mesure où on a choisi quelque chose qu'elle a énormément de mal à comprendre et contre lequel elle s'est battue pendant plus de onze ans.”
Celle qu’ils disaient morte d’une tumeur au cerveau vit toujours sur la Côte d’Azur. “Elle travaille, elle est loin géographiquement, elle ne nous contacte pas vraiment”, balayent-ils. “On ne rattrape pas le temps perdu... D’ailleurs ce n’était pas du tout perdu”, se corrige Okwari, comme une façon de défendre son père, jusqu’au bout. Xavier Fortin, assure, lui, qu’il essaie, difficilement, d’inciter ses garçons à contacter leur mère. En six ans, Shahi Yena et Okwari l’assurent, c’est finalement le film de Cédric Kahn qui a permis de “réunir la famille”. Pour obtenir l'autorisation de réaliser son film, Cédric Kahn a en effet dû mettre les deux garçons, leur père et leur mère d’accord. Un véritable coup de force.