Quelques tréteaux, une planche de bois recouverte d'une nappe et de vieux Codes pénal et civil. Coincé entre deux arbres de la place de la République, près de la bibliothèque et de la commission écologie, se dresse le stand des consultations juridiques menées par le collectif des “Avocats debout”, l’une des déclinaisons du mouvement “Nuit debout”. Cravates nouées sur chemises impeccables, Me Dominique Tricaud et Matteo, élève-avocat de 26 ans, se relaient chaque soir avec d’autres volontaires, depuis une semaine, pour répondre gratuitement aux interrogations juridiques des passants.
"Le secret professionnel s'applique aussi". Une installation précaire, certes, mais qui ne se départit pas de la déontologie du métier. "Le secret professionnel s’applique aussi à la place de la République", assure Me Eolas, illustre avocat blogueur joint par téléphone, et venu apporter ses conseils à déjà deux reprises. Car au coeur du tohu-bohu, la confidentialité des conversations entre avocats et justiciables est parfaitement préservée. Ici, on offre un premier "accès à l’information juridique”, "on consulte pour les exclus, les pauvres", prévient Matteo, l'un des quatre fondateurs d'"Avocats debout" avec Me Tricaud.
Le pari du collectif ? “Faire du droit un outil social en apportant des réponses à une jeunesse dans une grande précarité juridique", déclare Dominique Tricaud. Après avoir traîné quelques jours sur la place, ces professionnels du droit se sont demandés comment ils pouvaient participer à leur façon. “Je ne comprends pas 'Nuit debout', où va ce mouvement, mais je comprends l’émotion qu’il génère. Alors je me suis dit ‘qu’est-ce que je peux faire ?”, se souvient l'avocat.
“Notre démarche est politique, dans le sens où le mouvement est destiné à faire évoluer la société, et la question est de savoir comment on peut la faire évoluer avec des outils juridiques”, poursuit-il. C’est pourquoi les "Avocats debout" ont décidé d’assumer, en plein cœur de cette mobilisation sociale, leur rôle d’intermédiaire entre le citoyen et les institutions judiciaires.
80 professionnels mobilisés. Auditeurs de justice, élèves-avocats, conseils et juristes… Ils sont désormais plus de 80 professionnels inscrits sur l’agenda participatif en ligne lancé pour l’occasion. “Ils reviennent, ils trouvent cela ludique”, avance Dominique Tricaud. Le tout “pour pas une thune”, affirme celui pour qui, “c’est la vraie image de l’avocat”. L'initiative a même reçu le soutien du bâtonnier de Paris, affirme-t-il non sans fierté : "Ils ont relayé notre appel aux volontaires". Parmi ces derniers, une majorité de jeunes comme Ingrid, juriste de 30 ans, ou Charlotte, avocate de 26 ans, venues spontanément prêter main forte sur le stand ouvert de 17h30 jusque 23 heures.
Un engagement qui représente jusqu'à six à sept heures debout, en sus d’une journée de travail. “Je commence à être un peu crevé, on n’a pas l’habitude”, reconnaît Me Tricaud, en manteau à capuche décontracté et canette de bière à la main. De “sacrées journées”, abonde Matteo, toutefois compensées par l’apport d’une “énergie nouvelle”. D’autant que l’investissement paie : depuis le lancement d’"Avocats debout", plus de 1.000 personnes ont été conseillées et orientées. Souvent angoissées par la complexité de la justice, nombre d'entre elles ont avant tout besoin d'être écoutées et rassurées.
De la loi El Khomri à la garde à vue. Si les demandes sont extrêmement variées, les questions juridiques autour de la loi El Khomri restent les plus fréquentes. Tunisien de 30 ans installé en France depuis deux ans, Ahmed* souhaite qu’on lui décrypte le projet de réforme du Code du travail. En deux-trois coups de feutres sur une feuille A4, Joris, l’un des piliers du collectif, schématise “le renversement de la hiérarchie des normes”. Jusqu'à présent, Ahmed*, ingénieur en CDI depuis trois mois, avait "beaucoup lu d’articles, mais pratiquement rien compris à tout ça".
Parfois, les interrogations sont beaucoup plus prosaïques. Préférant garder l’anonymat, un chercheur universitaire vient, lui, se renseigner sur ses droits en cas d’arrestation. S’il n’a jamais été interpellé de sa vie, il participe aux manifestations en marge de "Nuit debout". “Et si on se retrouve en garde à vue, ils ont le droit de prendre nos affaires ?”, demande-t-il. Un jeune avocat lui répond : “Oui, ils ont le droit de les confisquer, mais ils doivent les placer sous scellés.” “Et si on refuse de signer le procès-verbal ?”, poursuit le quadragénaire, deux triangles rouges - symboles de la résistance au fascisme - épinglés au col de son blouson. Pour lui, la démarche des "Avocats debout" est “une très bonne chose, indispensable”.
"Pas de concurrence aux permanences juridiques gratuites". Bien que leurs noms aient été dévoilés sur Twitter, les fondateurs du collectif se défendent de toute mise en avant ou de vouloir récupérer des clients. “Il y a eu une fuite sur les réseaux sociaux. L’idée était d’impliquer le maximum de personnes, mais le mail ne devait pas être rendu public”, justifie Matteo, entre deux bouffées de nicotine. La règle pour participer ? Consulter de façon anonyme, et hors de question de glisser sa carte de visite.
Sur le réseau social, la présence de Codes civils obsolètes sur le stand en a aussi fait sourire quelques-uns. “Ça ‘trolle’ beaucoup”, glisse l’un des volontaires, qui rappelle que tous les intervenants des consultations juridiques sont des avocats professionnels. "On n'est pas là pour concurrencer les permanences juridiques gratuites (en mairie ou palais de justice, ndlr) ou s’y substituer", rassure de son côté Me Eolas. Spécialiste du droit des étrangers, il étaye : "Un sans-papier n'ira jamais au palais de justice, par peur d’être contrôlé. Ils ont le réflexe de se tenir toujours à distance des uniformes”.
Ce soir, Basse est venu acheter des tickets de métro avec son jeune neveu, Bakary. C'est par hasard que le quadragénaire a aperçu la bannière des "Avocats debout". Arrivé en France il y a cinq ans, cet immigré travaille depuis plus d’un an dans le bâtiment. Après un premier refus, il voudrait savoir comment “demander les papiers de séjour en France”. Comme beaucoup, il repart “vraiment content” avec un précieux bout de papier lui indiquant où se rendre pour entreprendre ses démarches.
Quel futur pour "Avocats debout" ? Visant à faire du droit “un outil social”, le collectif calque avant tout son rythme sur l’élan de "Nuit Debout". Alors, quel futur peut-on entrevoir pour "Avocats debout" ? “Ah, il nous faut du marc de café”, plaisante Dominique Tricaud. Sans préjuger de l’avenir du mouvement social et de toutes les initiatives “debout”, cette mobilisation des avocats parisiens aura au moins été “l’occasion d’investir une profession, qui est somme toute parfois réactionnaire, avec des questions progressistes”, se réjouit Matteo.
*Le prénom a été modifié.