"Bien, nous allons entendre monsieur Abdelghani Merah." Il est près de 16 heures et l'annonce du président de la cour d'assises spécialement composée, compétente en matière de terrorisme, n'arrache aucune réaction au principal accusé dans le box. Petites lunettes, pull gris foncé, menton posé sur ses bras croisés, Abdelkader Merah reste concentré, visiblement prêt à suivre les débats avec la même attention dont il fait preuve depuis le début du procès. Le témoin n'est pourtant pas un inconnu : il s'agit de son frère aîné, celui qui fut son "modèle", comme il l'a décrit lors de son examen de personnalité. Les deux hommes ne se sont ni vu ni parlé depuis les tueries perpétrées par le cadet des garçons de la fratrie, Mohamed, en mars 2012.
"Une famille qui cultivait la haine du juif". Crâne rasé, tee-shirt rose et baskets noires, Abdelghani Merah, désormais publiquement engagé dans la lutte contre l'intégrisme religieux, a préparé son discours. "Imad Ibn Ziaten, 30 ans, Mohamed Legouad, 23 ans, caporal Abel Chennouf, 25 ans…" Et d'énumérer les noms des huit victimes des attaques de Toulouse et Montauban, sans oublier Loïc Liber, le parachutiste resté paraplégique. Sur les bancs des parties civiles, des yeux s'embuent et on hoche la tête. Du côté de la défense, un regard se lève vers le plafond de la grande salle des assises. Le témoin enchaîne : "Pour bien comprendre les actes de terrorisme de mon frère, il faut apprendre à connaître ma famille."
" Il y avait un climat de violence, mon père nous frappait énormément "
"Mon père était un sympathisant du Front islamique du salut (une formation politique qui militait pour la création d'un État islamique en Algérie dans les années 1990, ndlr)", détaille Abdelghani Merah. "J'ai grandi dans une famille qui cultivait la haine du juif, la haine de la France. Dans un traumatisme post-colonial que vous ne pouvez pas imaginer." Dans la famille installée à Toulouse, les enfants sont au nombre de cinq : les trois garçons et leurs deux soeurs, Souad et Aïcha. "Il y avait un climat de violence, mon père nous frappait énormément", souffle le témoin. "Moi aussi j'ai appliqué cette violence, mais ça n'est pas allé aussi loin qu'eux…"
"Abdelkader a façonné Mohamed". Au sein du foyer, la religion crée rapidement des clans. D'un côté Abdelghani et Aïcha, pas spécialement pieux, et de l'autre Abdelkader, Mohamed et Souad. "Quand je ne voulais pas faire le ramadan, ma mère me disait d'aller manger en cachette", raconte l'aîné. "On ne nous a jamais obligés à prier. Mais il y avait déjà cette folie de mes parents : quand on regardait les informations à la télé et qu'il y avait des images du conflit israélo-palestinien, mon père a dit plus d'une fois que ça ne le dérangerait pas de se faire exploser."
" J'ai déjà entendu que quand viendrait la guerre sainte, on tuerait tous les militaires et les juifs "
La "radicalité" est arrivée par Souad, assure le plus âgé des frères dans un récit bien construit. "Lorsque son premier mari est allé en prison, elle a fait une déprime et elle a trouvé cette porte de sortie. De sa bouche, j'ai déjà entendu que quand viendrait la guerre sainte, on tuerait tous les militaires et les juifs." Abdelkader a rapidement suivi, explique Abdelghani. "Et puis, il a façonné Mohamed." À la fin des années 1990, Abdelghani a quitté le foyer pour vivre avec la mère de son fils, de confession juive, provoquant l'ire de son cadet. "Une nuit de 2003, il est venu pour percer le véhicule de ma compagne. J'ai voulu chercher vengeance, je suis tombé sur sa voiture, je l'ai cassée avec un club de golf." Le ton est monté et Abdelkader, accompagné de plusieurs amis, a poignardé son aîné à sept reprises. "Juste à côté du coeur."
"Des vidéos de décapitation". Chacun des deux frères regarde droit devant lui, sans échanger un coup d'oeil. Le président enchaîne : "Pourquoi n'avez-vous pas porté plainte ?" "Je voulais profiter de ce malheur pour réunir ma famille. Mais Abdelkader n'a jamais demandé pardon. Il m'a toujours dit : 'Dieu m'a donné les ordres'. Je lui ai amené son premier paquetage en prison, j'avais acheté un tee-shirt blanc, avec un grand coeur, pour lui dire que je l'aimais, pour sortir de la violence… J'ai eu de l'espoir longtemps, vous savez."
" ll a dû dire : "Viens, on tue des juifs, comme ça on comprendra que c'est Al-Qaïda" "
Avant de poser des questions, chaque avocat des parties civiles remercie le témoin, qui nourrit à grand renfort d'exemples la thèse d'une complicité entre deux frères "très proches". Il évoque la violence de Mohamed, "qui tirait parfois sur les boîtes aux lettres depuis sa voiture", "montrait des vidéos de décapitation dès qu'on lui mettait un ordinateur dans les mains" et avait pour spécialité de "voler des motos, en suivant leurs propriétaires jusqu'à ce qu'ils commettent une erreur". Mais Abdelghani se dit persuadé qu'il ne s'en serait pas pris à des enfants sans être "téléguidé" par Abdelkader. "Après les meurtres des militaires, la rumeur disait que c'était lié au Front national. Il a dû dire à Mohamed : 'Viens, on tue des juifs, comme ça on comprendra que c'est Al-Qaïda'."
"Au sein de la famille, j'étais l'apostat". L'avocate générale saisit la balle au bond, dresse la liste des propos imaginés ou rapportés par le frère aîné depuis le début de son audition et lâche : "Est-ce-que vous n'en faites pas un peu trop ?" Abdelghani Merah secoue la tête et enchaîne, sur le même ton monocorde : "Depuis mars 2012, j'ai tenu à dire la vérité. J'avais prévenu ma mère, je lui ai dit : 'Un jour, tes enfants vont se faire exploser'. Mais au sein de la famille, j'étais l'apostat, j'étais celui qui défendait la France plus que l'islam."
Dans le box, Abdelkader n'a pas bougé. Son avocat prend la relève et attaque le témoin, le qualifiant de "coqueluche de l'accusation". "Vous faites tous les médias que la terre a portés, vous êtes sur Facebook tous les jours, vous êtes devenu le porte-parole de la France ?", interroge-t-il. Abdelghani s'agace, hausse légèrement le ton : "Il (Abdelkader) manipulait Mohamed, comme il vous manipule vous, comme il manipule cette cour !" L'ambiance commence à se tendre lorsque le président prend, seul, la décision de congédier le témoin… sans le confronter à l'accusé. L'aîné ramasse son sac et file déjà vers la porte. La salle reste coite : les deux frères du tueur au scooter ne se sont jamais fait face.