Laurence Rossignol veut "faire cesser ces sites qui trompent les femmes". La ministre des Droits des femmes a annoncé mardi des mesures visant à contrer un certain nombre de sites internet anti-avortement qui, se faisant passer pour des sites neutres, incitent les femmes à ne pas avorter. Le gouvernement va introduire un amendement au projet de loi égalité et citoyenneté, afin d'élargir le délit d'entrave à l'interruption volontaire de grossesse (IVG) à ces sites internet. "Ces sites utilisent la fragilité des femmes pour, en réalité, faire de manière masquée leur campagne contre l'IVG. Je les qualifie de manipulateurs. Que ces sites s'affichent ! Qu'ils disent 'bonjour, vous entrez sur un site qui milite contre l'ivg'", a-t-elle martelé sur Europe 1.
>> A quoi Laurence Rossignol fait-elle référence ? Europe 1 s'est intéressé aux deux principaux sites anti-IVG, qui revendiquent chacun plus de 10.000 visiteurs par semaine : Ivg.net et Afterbaiz.com (contraction de "après la baise"), régulièrement pointés du doigt par les défenseurs des Droits des femmes.
Deux approches, deux publics, une même stratégie
Des témoignages et un numéro vert. Ivg.net existe depuis 2008. La plateforme se présente comme un portail d'information neutre, avec des informations pratiques, des témoignages… et un numéro vert, derrière lequel 18 "accueillantes" reçoivent les appels de femmes désirant en savoir plus sur l'avortement. Mais selon les témoignages de plusieurs jeunes femmes dans les médias, au bout du fil, les "accueillantes" s'emploient à encourager les femmes qui se posent des questions à trouver une solution alternative à l'IVG. Le site est également nourri de "témoignages" et arguments très orientés, incitant les internautes à ne pas avorter.
Même l'onglet "j'ai bien vécu l'IVG" nous fait lire des témoignages de femmes qui "culpabilisent" ou ne se sentent "pas heureuses" aujourd'hui. Le site évoque en outre des études scientifiques pour étayer des propos anti-avortement. Mais selon un rapport du Haut conseil à l'égalité paru en 2013, celles-ci sont parfois "dénaturées", "isolées de leur contexte". En 2011, le médecin blogueur Martin Winckler avait d'ailleurs dénoncé l'utilisation de ses propos sur le site. "Je n’ai jamais dit 'IVG médicamenteuse : danger' mais 'IVG médicamenteuse HORS DES DÉLAIS LÉGAUX : danger'", dénonçait-il par exemple sur son blog.
Ivg.net dispose d'un site partenaire (diffusant le même type d'informations) : avortement.net, qui lui permet d'être encore mieux référencé. Ivg.net et Avortement.net disposent d'un bataillon de webmasters et d'informaticiens, qui travaillent à accroître leur visibilité sur les moteurs de recherche. Au mois de janvier dernier, le gouvernement avait d'ailleurs lancé une campagne auprès des internautes, pour qu'ils fassent connaître IVG.Gouv.fr, le site du gouvernement sur l'avortement. Objectif : améliorer le référencement d'IVG.Gouv.fr sur les moteurs de recherches, et notamment face aux très efficaces ivg.net et avortement.net, qui se sont longtemps arrogés la première place dans la liste des résultats sur Google.
Des lapins qui font l'amour et Pikachu. Sur Franceinfo la semaine dernière, Laurence Rossignol a abordé un autre site : Afterbaiz.com, le qualifiant de "jeune", "moderne" mais "manipulateur". Le site a été lancé en 2016. Et cela se voit : des vidéos courtes, des Gifs, des références aux séries TV, des images de lapins qui font l'amour… Le site manie l'humour, l'interactivité et réagit aux tendances du moment. Ces concepteurs ont même développé, cet été, une application "sauvez Pikachu", surfant sur la vague Pokemon Go. Celui qui la télécharge pourra faire évoluer un Pikachu, le faire tomber amoureux, le faire attendre un enfant… et devra in fine choisir entre le fait de conserver l'œuf contenant le bébé Pokemon ou le détruire. "L'éclosion de l'œuf est interrompu. Pikachu n'a jamais vu le jour, il n'a jamais eu l'occasion de devenir le personnage fabuleux qu'on a tous aimé", peut-on lire si l'on fait le "mauvais" choix.
"Le même vocabulaire, le même 'air neutre'". "Pour résumer : Ivg.net a pignon sur rue. Ils sont très au fait du référencement, des techniques de communication. Mais Afterbaiz.com se montre plus actif, très présent sur les réseaux sociaux. Il tente avant tout de parler aux jeunes", décrit-on du côté du service webmaster du Planning Familial, contacté par Europe 1. "Dans les deux cas, on ne voit pas tout de suite qu'ils sont pro-IVG. Ils se montrent assez bienveillants, à l'écoute, délivrent des informations. Et au bout d'un moment pendant la navigation, sur les deux sites, on tombe sur des réponses bien arrêtées qui poussent à renoncer à l'avortement", poursuit-on au planning familial.
"Ce n'est ni la même approche ni le même public. L'un va essayer de parler directement aux femmes concernées, l'autre va tenter d'attirer les jeunes. Mais au final, c'est le même vocabulaire, le même 'air neutre'. Ces deux sites ne traitent que d'une dimension du sujet, cela va tout le temps dans le même sens : celui de dire que c'est grave d'avorter. Le Droit des femmes, lui, n'est jamais évoqué", poursuit Jacqueline Heinen, Professeure émérite de sociologie à l'Université Versailles-St-Quentin.
Un objectif affiché, une avancée "masquée" ?
"Nous ne faisons pas de politique". Contactés par Europe 1, les responsables de ces deux sites contestent pourtant vouloir mener une croisade anti-avortement. "Nous ne sommes pas contre l'avortement, nous voulons simplement apporter une vraie information", assure d'emblée Emile Duport, spécialiste de communication numérique à l'origine d'Afterbaiz.com. "Nous essayons de développer d'autres solutions à l'avortement. Sur Afterbaiz, vous avez des sexologues, des infirmières, des éducateurs qui participent et tentent de trouver des réponses alternatives à l'IVG", poursuit Emile Duport, qui veut notamment "culpabiliser l'entourage des femmes pour déculpabiliser les femmes. L'entourage peut aider, il peut souvent faire plus qu'il ne le dit". "La loi Veil (légalisant l'avortement), elle est là. Nous ne voulons pas la supprimer, ça ne sert à rien. Nous essayons de susciter un élan dans la société", conclut-il. "Nous ne faisons pas de politique. Nous voulons simplement donner aux femmes toutes les informations. On leur dit ce qui peut arriver si elles avortent", poursuit Marie Philippe, directrice de la publication d'Ivg.net.
"Ils avancent masqués". Pourtant, de nombreux spécialistes voient dans ces sites un héritage des "commandos antis-IVG", très actifs dans les années 70 à 90, et dont le but était d'obtenir l'abolition de la loi Veil. "Il y a une continuité avec des mouvements comme SOS Tout-petit ou Laissez-les vivre. Il y a d'abord une même rhétorique : défendre un certain nombre de 'solutions' pour écarter l'IVG. Et il y a une même volonté d'attirer les médias. Maintenant, cela passe par internet. Auparavant, c'était en menant des actions directes dans les centres IVG", analyse Bibia Pavard, historienne spécialiste du militantisme féminin. "Mais il y a récemment eu un tournant. Les arguments ne sont plus idéologiques. On ne parle plus de meurtre, il n'est plus question de Dieu ou de valeurs morales. On parle de psychologie, de choix de la femme… Il y a un retournement des arguments", décrypte Bibia Pavard, qui conclut : "ces nouveaux militants avancent masqués".
Des philosophes et des webmasters. Difficile, d'ailleurs, de dresser un portrait politique ou militant des responsables de ces sites. Emile Duport, l'un des principaux cerveaux d'Afterbaiz.com, est aussi le créateur du mouvement des "Survivants", un collectif "pro-vie" lancé l'an dernier et dont le nom "fait référence aux quatre-cinquième d'enfants qui ont survécu à un avortement". "Chez nous, il y a surtout des hommes de lettre, des philosophes. La politique ne nous intéresse pas", assure Emile Duport. Ce professionnel de la communication qui a participé à la campagne de communication de la Manif pour tous, a travaillé un temps avec l'Eglise catholique et dit "avoir quelques copains à la Fondation Lejeune (une fondation d'inspiration chrétienne militant contre l'IVG)" le garantit : il agit en total indépendance avec ces institutions.
IVG.net, pour sa part, est financé par les dons (anonymes) de SOS détresse, une association "pro-vie" basée dans l'Essonne. "Nous, à l'origine, nous étions des webmaster et des juristes. Personne n'a de carrière de militant. Nous ne sommes ni liés à un parti, ni à une institution", assure Marie Philippe, une ancienne psychologue, qui n'en dira pas plus sur la question.
Mardi, après l'annonce de Laurence Rossignol de créer un nouveau délit, ce sont Les associations familiales catholiques (AFC) qui ont pris la parole pour défendre ces sites. "Mettre en avant des observations et des faits, proposer d'autres voies que l'avortement ou favoriser sa prévention seraient donc des délits ? L'évocation, par une femme, de sa souffrance occasionnée par un avortement est-elle condamnable ? [...] Les Associations Familiales Catholiques s'inquiètent d'une telle déclaration quand elle est le fait d'un Ministre de la République", déclare ainsi l'AFC dans un communiqué. Ce puissant collectif d'associations est en arrière plan de nombreux mouvements sur les sujets sociétaux ces derniers temps, à commencer par la Manif pour tous ou les VigiGender par exemple.
La loi peut-elle les faire tomber ? Depuis 2014, la loi punit de deux ans d’emprisonnement et de 30 000 euros d’amende le fait d’empêcher ou de tenter d’empêcher une interruption volontaire de grossesse. Sont visées par la loi les actions de perturbation de l’accès aux établissements habilités ou du travail du personnel, ainsi que les pressions morales et psychologiques. Mais ce délit "d'entrave" à l'IVG ne suffit pas, selon Laurence Rossignol, qui a promis de le compléter par des mesures touchant spécifiquement les sites internet.
Du côté d'Afterbaiz et IVG.net, on espère bien passer entre les mailles de ces mesures gouvernementales. Et ils abordent l'avenir avec sérénité. "J'ai demandé à deux trois copains avocats : les menaces de Laurence Rossignol, ça ne tient pas. Nous ne faisons rien d'illégal", assure Emile Duport. "Tout est absolument légal. Et nous nous réservons le droit d'attaquer en diffamation si l'on sous-entend qu'un seul de nos témoignages est faux", prévient Marie-Philippe, qui rappelle que plusieurs juristes ont participé à la création du site.
"C'est difficile de réunir les conditions pour attaquer quelqu'un pour diffusion d'informations mensongères. Il faut des mois et des mois de procédure. Mais avec ces annonces, c'est au moins l'occasion de dire que ces sites diffusent des informations tendancieuses et donc potentiellement trompeuses", estime pour sa part Corinne Favier, co-présidente du Planning Familiale, qui conclut : "mieux vaut continuer de faire campagne pour les sites qui diffusent vraiment une information neutre et marteler notre message : les femmes ont le choix".