Depuis le box, Francis Heaulme fixe Jean-François Abgrall. A la barre, le témoin ne lui adresse pas un regard. Les deux hommes se connaissent pourtant très bien. Pendant des années, le premier, alors gendarme, a traqué le "routard du crime", reconstituant son itinéraire aux quatre coins de la France et obtenant son arrestation en 1992. Mais le quinquagénaire, à la silhouette élancée dans son costume noir, préfère s'adresser aux jurés, le dos presque tourné à celui dont il a obtenu de rares confidences. Devant les assises de la Moselle, il témoigne au procès du double meurtre de Montigny-lès-Metz.
"Du sang sur les mains". Interrogé sur ses liens avec l'accusé, l'ancien gendarme déroule, méthodiquement, les faits qui l'ont amené à rencontrer Francis Heaulme. Le meurtre d'Aline Peres, sur une plage du Relecq-Keruhon, près de Brest, en 1989 : "j'étais enquêteur à la section de recherche de Rennes". Les coups, violents, et le lieu du crime, fréquenté : "une marque du savoir-faire de l'agression dont elle a été victime". L'enquête, qui le conduit jusqu'au foyer Emmaüs, situé à quelques centaines de mètres de la plage : "le nom de Francis Heaulme apparaît comme étant un résident de cette communauté."
" Il me dit "je pourrais vous tutoyer". Je dis oui "
La première rencontre entre les deux hommes remonte au mois de juin de la même année. Francis Heaulme est entendu par le gendarme Abgrall comme simple témoin. "J'ai affaire à un personnage qui ne demande pas pourquoi il est là, qui est dans l'observation", se souvient Jean-François Abgrall. "Je lui fais remarquer qu'il est plus âgé que moi de quelques jours. Il me dit 'je pourrais vous tutoyer', je dis oui." Au cours de cette première audition, Heaulme est à l'aise. Il raconte que lors d'un bref passage dans les rangs de l'armée, il a appris que "pour tuer une sentinelle, on l'attrape par la gorge, on lui met un coup au coeur, puis on lui met un coup aux reins". Que parfois, "il a le sentiment d'avoir du sang sur les mains", au point d'être obligé de les laver. "J'ai l'impression que je suis en face de l'assassin", souffle Abgrall.
La "petite histoire" de Montigny. Fait troublant : lors de ce même interrogatoire, Heaulme évoque un certain Henri Leclaire, qu'il aurait rencontré au sein de la communauté Emmaüs de Brest. "On a recherché un Henri Leclaire en Bretagne", en vain, explique l'ex-gendarme."Je n'avais pas du tout l'expertise qu'on a maintenant, quand on s'aperçoit que les noms qu'il donne correspondent à d'autres affaires." En l'occurrence, celui-ci intervient dans celle de Montigny-lès-Metz : Henri Leclaire, manutentionnaire de la région, est le premier à s'être accusé des crimes en 1986, mais ses aveux n'avaient pas semblé crédibles aux enquêteurs. En 2014, des témoins ont également affirmé l'avoir aperçu sur les lieux du crime. La justice l'a depuis définitivement mis hors de cause.
" Il me raconte ce qu'on pourrait appeler des "petites histoires" "
Deuxième trait d'union entre Heaulme et Montigny : une autre audition du tueur en série par Abgrall, en 1992, cette fois. La culpabilité du "routard du crime" est alors établie dans le dossier Peres. Le gendarme cherche à retracer l'itinéraire d'Heaulme à travers la France, pour le diffuser auprès des gendarmeries. "Il me raconte ce qu'on pourrait appeler des 'petites histoires'", témoigne le retraité. L'une d'entre elles présente des similitudes troublantes avec le double meurtre de 1986. Abgrall cite Heaulme : "Je suis passé dans l'est de la France, le long d'une voie de chemin de fer (...). J'ai reçu des cailloux, je suis revenu avec l'intention de corriger les enfants. Quand je suis revenu, ils étaient morts, il y avait les pompiers et les policiers."
"Une relation presque de confiance". Au-delà des précisions factuelles, le récit des interrogatoires éclaire la personnalité de Francis Heaulme. Il y a les plans détaillés qu'il est en mesure de dessiner avec soin "comme un gamin", alors qu'il est incapable de résumer les faits oralement. "Quand il vous fixe sans cligner des yeux, c'est qu'il vous dit quelque chose d'important", raconte Jean-François Abgrall. "C'est intense, ce n'est pas quelqu'un qui parle pour ne rien dire. Il distribue ses mots quand ça devient grave, de façon à voir s'il se met en danger." Et encore : "Si vous posez des questions extrêmement précises, il se bloque. Quand il décide de fermer la discussion, il ne se passe plus rien."
" Il n'a jamais avoué un crime pour me faire plaisir "
Abgrall évoque aussi les "hospitalisations refuge" du tueur, pour des maux feints, "quand il est loin et qu'il n'a pas de refuge", ou juste comme une "manière de disparaître de la circulation" dans l'est de la France, sa région natale. "J'ai l'impression que vous avez réussi à nouer une relation presque de confiance avec Francis Heaulme", commente Me Buisson, l'avocat de Jean-Claude Beining. "Ma position a été de coordonner tout ça, donc il connaît ma tête", répond Abgrall. Mais il n'a jamais avoué un crime pour me faire plaisir." Dans le box, Francis Heaulme n'a presque pas bougé, le regard fixe, les bras croisés, le teint pâle, presque comme s'il était de cire.
"Pas de place pour le hasard". Et puis Me Dominique Rondu, l'avocat de Ginette Beckrich, met les pieds dans le plat : "qu'est ce qui pourrait vous permettre d'affirmer une participation de Francis Heaulme aux crimes de Montigny-lès-Metz ?" Toujours méthodique, Abgrall énumère le caractère "utilitaire" des meurtres d'Heaulme - ici, la volonté de corriger les enfants après le jet de pierres -, le fait qu'il ait dit dit avoir "vu" les deux garçons morts, et les témoins qui l'ont aperçu le long de la voie de chemin de fer, tâché de sang qui n'était pas le sien. "Je ne connais pas tous les détails du dossier, mais c'est déjà pas mal", estime-t-il. "Le déshabillement partiel des victimes, tout ça c'est son répertoire, c'est sa signature. Il n'y a pas de place pour le hasard."
" Vous alliez taper la discut' avec Francis Heaulme en prison "
La défense tente d'égratigner le constat, rondement mené. Me Liliane Glock qualifie Abgrall d'"électron libre", lui reprochant des auditions sans procès-verbal : "vous alliez, dans un cadre juridique ignoré, taper la discut' avec Francis Heaulme en prison". Mais le témoin tient bon, s'amusant des réflexions sur son livre Dans la tête du tueur, et le film qui en a été adapté, qui lui auraient permis de "tirer profit" de sa longue traque.
"Ce coup-ci, c'est pas moi". Puis le président fait sortir Francis Heaulme du box. A un peu plus d'un mètre de celui à qui il a tant parlé, l'accusé confirme sa présence sur les lieux du crime, mais nie avoir vu les garçons morts. "Je n'ai pas fait de mal aux enfants. Ils ne m'ont pas touché" avec leurs jets de pierres. "Ce coup-ci, c'est pas moi. Je suis passé par hasard. D'ailleurs, chaque fois que je passe quelque part, il y a un mort." Le président demande à Jean-François Abgrall de s'approcher. Les deux hommes parlent désormais côte à côte, chacun dans un micro. "Les faits, il ne les reconnaît jamais, il se pose en spectateur", rappelle l'ancien gendarme. "On est dans le schéma classique de ses réponses, même s'il a l'air fatigué aujourd'hui. Je le trouve un peu éteint." La défense s'insurge.
" Il n'y avait aucune raison que ça s'arrête "
"Vous en voulez à Monsieur Abgrall ?", demande le président. "Un petit peu", répond Heaulme. "Pourquoi ?" Pas de réponse. "Est-ce que vous ne devriez pas le remercier de vous avoir arrêté, parce que vous auriez continué à tuer sinon ?" "J'aurais arrêté", murmure Heaulme. Quelques minutes plus tôt, la même question avait été posée à l'ancien gendarme. Et la réponse, radicalement différente : "Il n'y avait aucune raison que ça s'arrête."