Il n'y est pas allé de main morte. Interrogé sur son programme pour l'Ecole lors de l'ultime débat avant le premier tour de la primaire de la droite et du centre, François Fillon a dénoncé une "caste de pédagogues prétentieux" qui serait à l'origine des problèmes actuels de l'Education nationale.
"L'échec de l'école est lié à l'échec de l'apprentissage des fondamentaux. Ce n'est pas la faute des enseignants. C'est la faute d'une caste de pédagogues prétentieux qui ont imposé des programmes jargonnants et qui ont pris en otage nos enfants au nom d'une idéologie égalitariste", a déploré l'ancien Premier ministre, qui fut également ministre de l'Education nationale de 2004 à 2005. Et d'asséner : "la première chose que je ferai si je suis élu président de la République, c'est de mettre fin aux fonctions de ceux qui ont la responsabilité de ces programmes".
Contactées vendredi, les équipes du candidat (en pleine préparation du meeting le soir même) n'étaient pas en mesure ne nous livrer de détails sur cette sortie. La proposition de "mettre fin aux fonctions de ceux qui ont la responsabilité des programmes" évoquée jeudi soir ne figure pas dans le programme de François Fillon. A qui faisait-il donc référence ? Eléments de réponse.
" Les coupables ont un nom. Et même, souvent, un petit nom "
Aujourd'hui, les programmes sont décidés par le ministère de l'Education nationale sous propositions du Conseil supérieur des programmes (CSP), dont les membres sont des "personnalités qualifiées" (enseignants, pédagogues, universitaires…) nommés par le ministère, des parlementaires désignés par le Sénat et l'Assemblée et des membres du Conseil économique, social et environnemental. Mais le CSP n'existe, dans sa forme actuelle, que depuis 2013. Auparavant, les rédacteurs des programmes étaient des experts souvent anonymes désignés par le ministère de manière opaque. Une loi de 2013 est venue donner plus de transparence. Difficile, donc, d'imputer la responsabilité de "l'échec de l'école" au CSP. Ses principaux faits d'arme sont la rédaction des nouveaux programmes et de la réforme du collège, qui sont entrées en vigueur… il y a seulement trois mois.
L'attaque de François Fillon semble plutôt viser un certain nombre d'intellectuels influents au sein de l'Education nationale (et auprès du CSP), et qui sont la cible de toute une série de critiques ces dernières semaines. Dans un ouvrage intitulé "Mais qui sont les assassins de l'Ecole ?", sorti au début de ce mois de novembre, la journaliste de L'Obs Carole Barjon listait ainsi plusieurs membres d'une "mouvance pédago", responsables selon elle d'un certain immobilisme au sein de l'Ecole depuis plus de deux décennies.
"Sous la plume de Carole Barjon, les coupables ont un nom. Et même, souvent, un petit nom : l’inspecteur Roland Goigoux devient 'l’homme global', en référence à la méthode globale de lecture dont la journaliste lui impute la promotion. Le pédagogue Philippe Meirieu est 'M le Maudit', celui par qui le scandale est arrivé : l’installation de 'l’élève au centre du système éducatif' […]", peut-on lire dans un article du Monde sur l'ouvrage. "Deux femmes sont aussi particulièrement visées : l’inspectrice Viviane Bouysse, surnommée 'l’impératrice du primaire', et Florence Robine, directrice générale de l’enseignement scolaire, dépeinte comme une 'ministre bis'. Autres cibles au sein d’une 'mouvance pédago' rendue coupable de tous les maux de l’école : le géographe Michel Lussault, l’ancien recteur Alain Boissinot ou le sociologue François Dubet", écrit encore le quotidien du soir.
" Sans un coup de balai, très énergique toute politique éducative sera vouée à l'échec "
"Ils ont infiltré la haute administration, infiltré les ESPE (organes de formations des enseignants), qui (dé)forment les enseignants, les conduisent à l'échec ou à l'impuissance. Ils ont infiltré les syndicats. Ils viennent par exemple d'inspirer les nouveaux programmes du Primaire et du Collège — une catastrophe — ou le dernier rapport parlementaire sur la formation des enseignants — une farce. Sans un coup de balai très énergique, sans une volonté de renouvellement total, toute politique éducative sera vouée à l'échec", renchérit dans Le Figaro l'essayiste spécialisé des questions d'Education, Jean-Paul Brighelli, reprenant à son compte l'expression "assassins de l'école".
De manière générale, ses détracteurs accusent la "mouvance pédago" d'avoir voulu imposer un programme d'ensemble à tous les élèves, quel que soit leur niveau, en vertu du principe : "avec de la pédagogie, on peut apprendre la même chose à tout le monde et avec les mêmes méthodes". Dans le détail, on leur reproche par exemple le rejet de "la méthode syllabique", pour apprendre la lecture en insistant sur chaque syllabe et non sur le mot dans leur ensemble, ou encore l'abandon de l'apprentissage de la littérature au collège. En réaction, François Fillon propose donc d'accorder "davantage de liberté pédagogique aux enseignants, pour appliquer les méthodes qui fonctionnent le mieux […] et réinstaurer l'autorité et le respect de la discipline". "Un élève ne devrait pas pouvoir aller au collège tant qu'il ne maîtrise pas les fondamentaux", a-t-il encore prôné jeudi soir.
" La droite s'installe dans la pensée magique "
Reste une question : suffit-il de désigner des "assassins" pour apprendre aux élèves à lire et à compter ? Dans une longue tribune publiée sur le site Café pédagogique, Philippe Meirieu, l'un des principaux pédagogues sous le feu des critiques, dénonce une "théorie du complot qui fait florès" et vise à "désigner des coupables" sans avancer de propositions. "Que reproche-t-on aux pédagogues ? D’être entêtés. Oui, ils le sont : ils ne se résignent jamais à l’échec et à l’exclusion. D’évoluer. Oui, bien sûr : comme tous les chercheurs, ils avancent progressivement et ne prétendent jamais – heureusement – détenir des solutions définitives… […] On leur prête un pouvoir tout aussi occulte qu’immense, mais on ne les laisse guère s’exprimer", regrette ce chercheur en Sciences de l'éducation.
S'il ne nie pas que les pédagogues aient pu commettre des erreurs, Philippe Meirieu demande qu'on les laisse travailler, chercher, et proposer, quitte à ce qu'ils se réfugient "dans des espaces moins visibles" des élites. "La droite s'installe dans la pensée magique : il suffirait de décréter l’apprentissage et le respect des règles, d’afficher que 'les professeurs doivent enseigner' – comme s’ils voulaient faire autre chose – pour que tous les problèmes soient résolus. Mais la pensée magique ne fonctionne pas et nous ne sommes pas à 'l’école des sorciers'", dénonce le chercheur. Et de conclure : "On a beau s’époumoner en haut lieu sur la nécessité de l’ordre, cela ne résout pas, dans les classes, le problème de la mise au travail en silence. On peut exalter les valeurs de la République, cela ne dit pas comment les faire vivre au quotidien. On peut 'sauter sur son siège comme un cabri' en disant 'les savoirs, les savoirs !', cela ne permet pas de les transmettre miraculeusement".