ENQUÊTE - Comment fonctionne la "décaisse", cette forme de délinquance qui blanchit des millions d'euros

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Salomé Legrand, édité par , modifié à

Des officines intermédiaires sont chargées de faire le lien entre ceux qui génèrent illégalement de l'argent liquide et ceux qui se servent de ce même argent pour d'autres activités illicites. Europe 1 a pu rencontrer les enquêteurs qui travaillent sur ces dossiers dits de "décaisse", très pénalisants pour l'économie.

C'est un type de délinquance bien particulier. Il s'agit de scooters, le plus souvent, qui traversent Paris avec des dizaines de milliers d’euros en liquide dans le coffre de selle. Des liasses de billets qui finissent par atterrir dans les mains d’élus également fraudeurs fiscaux comme de petits patrons qui font de l’abus de bien social. En juin, la douane a par exemple saisi 1,2 million d'euros dissimulés dans des planques aménagées dans la carcasse d’une voiture à Reims. L'argent circule en permanence entre divers délinquants, notamment via la "décaisse", un phénomène méconnu mais qui gangrène l’économie.

Des agents des douanes judiciaires suivent à la trace l’activité de ces officines intermédiaires entre ceux qui génèrent illégalement du cash, et ceux, en col blanc, qui  ont besoin de liquide pour d’autres activités illicites. Les filatures commencent par exemple à Aubervilliers, où de nombreuses boutiques tenues par la communauté chinoise importent de la marchandise de contrebande sans la déclarer totalement, ou sans payer les taxes. Les ventes de ces boutiques génèrent des masses considérables d’espèces qui ne peuvent être utilisées sans être repérées. C’est là que la "décaisseuse" entre en jeu.

Des "voltigeurs" payés à la commission

"Ce sont des gens qui circulent en scooter et qui arrivent dans les boutiques d'Aubervilliers pour demander : 'Tu as combien à payer ? À quels fournisseurs ?' En passant par des virements sur des comptes dans les pays de l'est, la décaisseuse va faire parvenir 200.000 euros aux fournisseurs", explique Jean-Fabrice Jaeger, enquêteur spécialisé sur ces dossiers. "Le même voltigeur va retourner voir la boutique avec la preuve du virement et la boutique va lui remettre 200.000 euros en liquide", poursuit l'enquêteur. La décaisseuse prend 30% de commission et redistribue le cash à des délinquants, qui préparent de nouveaux coups.

" On a beaucoup de dossiers avec des opticiens, des pharmaciens, la rénovation de l’habitat "

Les délinquants peuvent être des élus qui fraudent le fisc, des chefs d’entreprises ou encore différents acteurs de l’économie réelle. Ce sont des personnes qui ont besoin d’espèces, par exemple dans le BTP, ou pour de la corruption autour d’appels d’offre pour obtenir des marchés. Le plus fréquent concerne des patrons qui font de l’abus de biens social et pour qui il est plus facile de régler de fausses factures et de récupérer de l'argent liquide, plutôt que de payer avec la carte de l’entreprise. Cette somme est largement compensée par les avantages fiscaux, qui sont de 53%, et le paiement des salariés au noir.

"On découvre des nouveaux secteurs tous les jours", souligne Jean-Fabrice Jaeger. "On a beaucoup de dossiers avec des opticiens qui font des escroqueries à la sécurité sociale et aux mutuelles, des pharmaciens, l’enseignement pour adulte, la rénovation de l’habitat, qui semble être une gangrène très profonde dans l’économie."

54,7 millions d’euros interceptés en France

Dans la plupart des dossiers, les dizaines de milliers d'euros sont remis directement de la main à la main dans des sacs plastiques en bas d'immeuble et parfois sur un quai de RER. L'un des enquêteurs a par exemple vu un agent immobilier récupérer un sac plastique contenant 30.000 euros, en petites coupures, au pied de son immeuble. "Dans un des dossiers, plus de 120 millions d'euros ont été transformés en espèces sur le territoire, en quelques mois", raconte Emmanuel Dusch, chef de la division enquête à la douane judiciaire. "On ne s'attendait pas à ce que de telles sommes puissent être mises à disposition en quelques appels et virements bancaires."

Selon l’Office européen de lutte anti fraude (OLAF), les taxes éludées représentent 6 à 7 milliards d’euros par an. En 2019, 54,7 millions d’euros ont été interceptés en France pour absence de déclaration ou fausse déclaration. 87,2 millions d’avoirs criminels ont également été saisis par le Service d'enquêtes judiciaires des finances (SEJF), qui a vu le jour en 2019. "La lutte contre la décaisse est centrale, car elle permet d’éviter de constituer de nouvelles infractions, y compris pour les braqueurs d’acheter des armes ou des équipements, ou pour des membres du grand banditisme d’orchestrer des évasions", résume Emmanuel Dusch.