Elles sont le visage humain de l'explosion du trafic de cocaïne en France. Le nombre de "mules", ces femmes et ces hommes qui transportent la drogue sur eux depuis les territoires où on la fabrique, ne cesse d'augmenter : au premier semestre 2018, les autorités guyanaises ont saisi deux fois plus de cocaïne sur des personnes s'apprêtant à s'envoler pour la métropole qu'au cours de toute l'année dernière. Les policiers estiment que huit à dix personnes prennent l'avion chaque jour avec de la poudre sur eux, voire ingérée sous forme de boulettes. À raison d'une douzaine de vols Cayenne-Paris par semaine, environ 6.000 mules posent chaque année le pied sur le sol français, face à des autorités débordées de toutes parts. Europe 1 a enquêté.
"Au début, on ne leur parle pas de cocaïne". Les mules sont recrutées à Cayenne ou à Saint-Laurent-du-Maroni, dans l'ouest du département d'Outre-mer. "La plupart touchent l'équivalent d'un RSA, voire moins, et puis il y a cette offre qui tombe un peu du ciel", raconte Jade Dousselin, une avocate qui a défendu une dizaine de femmes arrivées en France ces derniers mois. "C'est toujours un peu le schéma", explique-t-elle : un jeune homme propose environ 1.000 euros pour emmener un "colis" en métropole. "Au début, on ne leur parle pas de cocaïne, on leur parle de poulet boucané. Et puis, arrivées sur le seuil de la porte, elles comprennent que ce n'est pas ça."
Quels sont les profils ? "Des mères célibataires de moins de trente ans, souvent des femmes qui ont beaucoup d'enfants et qui sont dans une précarité extrême", selon Jade Dousselin. La plupart de celles qui sont arrêtées sont primo-délinquantes et se font prendre au premier voyage. Une étude sociologique est actuellement en cours pour analyser le profil psychologique et social de ces jeunes femmes. "Mais pour la plupart, il y a un véritable appât du gain", souligne le procureur de Cayenne, Eric Vaillant. Certaines espèrent s'acheter une voiture ou monter une entreprise.
À l'aéroport de Cayenne, les moyens manquent. La hausse du phénomène est quantifiable : de 183 mules interpellées en 2014 en Guyane, on est passés à 371 en 2016, et 250 sur les six premiers mois de l'année 2018 seulement. "Tous les services sont complètement saturés", reconnaît Eric Vaillant. Pour renforcer les contrôles, notamment concernant la drogue ingérée, l'aéroport s'est doté d'un échographe. Mais il n'y a pas de médecin pour le faire fonctionner. "Et ce n'est qu'une dissuasion temporaire", souffle le procureur. "Avec les moyens existants, on est de toute façon pas capables de gérer plus de deux deux mules par jour."
Au sein du département d'Outre-mer, les mules représentent 40% des procédures judiciaires d'urgence que sont les comparutions immédiates et les comparutions sur reconnaissance préalable de culpabilité (CRPC) avec défèrement. "Depuis quelques mois, certains juges ont choisi de donner du sursis simple, dont le parquet fait systématiquement appel", explique Eric Vaillant. "C'est vrai que ça a désengorgé la prison de Cayenne, mais ça envoie le mauvais message."
"Un juge donnait un an par kilo de coke". Beaucoup de ces mules parviennent donc à atteindre la France et l'aéroport d'Orly, où 12 à 15 interpellations ont lieu chaque semaine. Quelques autres sont régulièrement arrêtées dans des gares de banlieue parisienne. En comparution immédiate, les jeunes femmes sont jugées à la chaîne, selon une politique mathématique. "Un juge parti à la retraite donnait un an par kilo de coke transporté", explique Jade Dousselin. "Les peines restent similaires, très lourdes", atteignant rapidement trois ou quatre années de prison.
Au parquet de Créteil - dont les réquisitions sont généralement suivies par les juges, cette sévérité est justifiée par la volonté de ne pas créer d'appel d'air. "On sait que les recruteurs mènent une vraie étude, ils épluchent la jurisprudence des juridictions", souligne une source auprès d'Europe 1. "Ils testent en envoyant des femmes enceintes, ou des femmes accompagnées de jeunes enfants. Si on n'assume pas la répression sur ces profils-là, c'est validé, ils vont y avoir recours."
"Certaines ne parlent pas français". Les mules prennent alors la direction de la maison d'arrêt de Fresnes, où elles représentent désormais plus d'un tiers des détenues. "Ça crée des petits groupes au sein de la cour de promenade, des choses sur lesquelles il faut être vigilants", explique Claire Nourry, directrice de l'établissement. "On peut avoir des conflits aussi, parce que ce sont parfois des dames qui se connaissent de l'extérieur." En un an, la surpopulation au sein de la prison est passée de 110 à 150% et pose de nouvelles difficultés à l'administration pénitentiaire.
Environ la moitié des mules sont françaises. La majorité des autres sont originaires du Suriname, voisin du département d'Outre-mer. "Certaines arrivent en ne parlant pas français mais taki-taki (un mélange des diverses langues parlées dans l'ouest de la Guyane, ndlr)", illustre la directrice." Évidemment dans le personnel personne ne parle taki-taki, donc ça pouvait être un point de blocage."
Et après ? "Ce sont souvent des personnes qui se retrouvent isolées en détention puisqu'elles n'ont pas le réseau familial, amical et social sur place", pose Marie, conseillère insertion et probation à Fresnes. Sans diplôme ni qualification, les jeunes femmes ont souvent un niveau d'éducation très faible. "Et au niveau professionnel, le réseau se trouve à distance : on va avoir du mal à créer des passerelles." Au moment de leur sortie de prison, les mules se tournent souvent vers des projets de sortie dans le médico-social, mais "forcément, la question du casier (judiciaire, ndlr) va être un obstacle". Relâchées, elles ne peuvent pas non plus payer un billet d'avion retour pour la Guyane.
Des documents de prévention pour la Guyane. Alors, de toutes parts, on réfléchit "tous azimuts" à des solutions, selon les termes d'Eric Vaillant. "On se coordonne le plus possible avec les parquets de région parisienne ainsi qu'avec la mission interministérielle de lutte contre les drogues (Mildeca)". Depuis deux ans, le parquet de Cayenne requiert des peines d'interdiction de séjour à l'aéroport, pour tenter de limiter les départs. Une piste étudiée consiste à juger les mules uniquement sur la base des procès-verbaux douaniers, afin de libérer les services de police spécialisés et de leur permettre de se concentrer sur le démantèlement des réseaux, multiples.
En métropole, le centre scolaire de la maison d'arrêt des femmes de Fresnes travaille lui sur la traduction en taki-taki des documents fournis aux détenues lors de leur arrivée, "pour qu'elles puissent comprendre les points principaux", souligne Claire Nourry. "L'idée, cette année, ça va être de travailler sur des ateliers d'écriture avec les détenues pour aboutir à des documents de prévention qu'on pourrait proposer à la Guyane à partir des récits de vie et des parcours de ces femmes-là", détaille la directrice. L'objectif ? apporter sa pierre à l'édifice et "essayer d'éviter qu'autant de femmes prennent l'avion, fassent ces voyages jusqu'à la métropole et se fassent arrêter."