"Occupez-vous plutôt des SDF !", "Encore un château pour les migrants, on n'a jamais fait 1/10ème de ces efforts pour nos SDF nés en France !" "Le vrai scandale de l'affaire des migrants va exploser cet hiver quand faute de place, le nombre de décès de SDF va exploser !" Avec la médiatisation croissante de la crise migratoire, ce type d'allégations se multiplie sur les réseaux sociaux et, avec d'autres mots, dans une partie de la classe politique.
"Alors que les Français sont toujours plus nombreux à être confrontés à la précarité, que certains sont contraints de dormir dans leur voiture ou même dans la rue – et y meurent parfois ! – il est absolument scandaleux que la maire de Paris Anne Hidalgo utilise l’argent des contribuables pour loger des immigrés illégaux", déclarait, récemment, Nicolas Bay, le secrétaire général du Front national, en réaction à l'annonce de l'ouverture prochaine d'un centre de transit à Paris.
L'an dernier, plusieurs associations s'étaient indignées de ces accusations de "mise en concurrence" de la précarité. "Nous voyons monter une polémique nationale sur une prétendue concurrence entre les précaires dans leur accès au logement et à l’hébergement. […] Ce positionnement est dangereux et contraire à la dignité humaine et aux droits fondamentaux", dénonçait le Collectif des associations unies, il y a un an dans Libération. Le collectif "Merci pour l'invi"' avait, lui, fait le choix de l'ironie, avec un post Facebook qui a fait le tour de la toile. "Je m’appelle Antoine, je suis SDF depuis 10 mois. Mes amis SDF et moi sommes très touchés par la soudaine considération à notre égard, de la part des nombreux opposants à l’accueil des réfugiés. Nous nous engageons à venir camper chez vous, nos nouveaux amis. Merci encore pour votre invitation, et à très, très, très vite chez vous !", pouvait-on lire.
>> Mais qu'en est-il réellement ? Y a-t-il concurrence entre migrants et SDF français ? Certes, la situation de l'hébergement d'urgence est critique, mais rien n'indique que la crise migratoire récente entraîne une concurrence particulière. Décryptage.
Comment sont logés les migrants ? Les partisans de la théorie de la "concurrence" omettent d'abord de préciser que les migrants et les sans-abri munis de papiers français ou de titres de séjours ne sont pas pris en charge avec les mêmes dispositifs. Tous les SDF, français ou d'ailleurs, peuvent, certes, être hébergés dans des centres d'hébergement d'urgence, accessibles via le 115 sans aucune condition administrative. Mais les migrants qui n'ont pas déposé de demandes d'asile doivent être orientés par les services du ministère de l'Intérieur dans les Centres d'accueil et d'orientation (CAO), qui proposent environ 11.000 places réparties dans toutes la France (Hors Corse et Île-de-France). C'est ce qui est arrivé, par exemple, aux habitants de la "Jungle de Calais". Il existe aussi des centres de transits ou d'accueil provisoire, dans lesquels les migrants peuvent se rendre avant d'aller en CAO : 1.500 places y sont réparties actuellement en France et Paris doit prochainement en ouvrir un de 400 places.
Les migrants qui ont déposé leurs demandes d'asile sont ensuite répartis dans les centres d’accueil de demandeurs d’asile (CADA), dans lesquels il existe actuellement 25.000 places. Et s'ils obtiennent le statut de réfugiés, ils peuvent patienter neuf à douze moins dans l'une des 1083 places disponibles dans un centre provisoire d'hébergement (CPH). Dans les CPH, ils bénéficient d'un accompagnement social, visant à développer leur autonomie.
Si le nombre de places disponibles est insuffisant dans tous ces centres, les services de l'Etat peuvent mobiliser des chambres d'hôtels ou des logements sociaux. Les secteurs ou la demande est faible et où le logement est répertorié comme étant en "vacances longue durée" sont privilégiés, assure le ministère de l'Intérieur.
Comment sont pris en charge les SDF français ? Les sans-abri ont accès, via le 115 ou en concertation avec les SIAO (services d'orientation des personnes sans domicile ou mal-logées) à 28.890 places en centre d'hébergement d'urgence, ainsi que 42.359 en centres d’hébergement et de réinsertion sociale, dans lesquels les services sociaux tentent de leur trouver une solution vers un logement durable. L'Etat mobilise également 37.000 nuitées hôtelières en moyenne chaque jour pour aider les SDF français. Il faut citer, enfin, les 209.000 places de logements adaptés aux personnes âgés et en situation de handicap qui ne peuvent pas se loger elles-mêmes.
" Les nouveaux migrants ne chassent pas les sans-abri "
Une hausse des refus au 115. Mais au-delà des dispositifs, quelle est la réalité des places ? Pour l'heure, ni les migrants, ni les sans-domiciles français n'ont la garantie d'avoir un toit cet hiver. Selon le baromètre de la Fédération nationale des associations d’accueil et de réinsertion sociale (FNARS), plus d'un appel sur deux au 115 ne donne pas suite, faute de places pour pouvoir héberger la personne qui appelle. Leur dernier baromètre, en date de juillet, a recensé une hausse de 2,4% des demandes d'hébergement sur un an, et une hausse des réponses "négatives" de 5%. En 2015, il y avait déjà eu une hausse de 30% par rapport à 2014 des demandes non pourvues. Mais le lien avec la crise migratoire n'est pas établi.
"Les nouveaux migrants ne chassent pas les sans-abri, ça n'a ni queue ni tête", tranche Christine Laconde, directrice du Samu Social interrogée par Europe1.fr. "S'il y a concurrence, c'est entre les différentes situations. Il est certain que lorsque deux familles appellent et qu'il n'y a qu'une place, on priorise celle qui est la plus vulnérable, la plus misérable", reconnaît-elle. Mais "des migrants parmi les SDF, il y en a toujours eu. Il n'y a pas eu de raréfaction des places particulières depuis la crise migratoire de ces dernières années. Ce qui se passe, c'est qu'il manque d'offres de logement. Donc les familles restent plus longtemps dans les centres d'hébergement. Il y a moins de rotation et le 115 est obligé de refuser du monde. Mais aujourd'hui, sur les 33.000 familles aidées par le 115, seules 2.000 proviennent des camps de migrants", détaille-t-elle.
Des disparités régionales. Il n'empêche : dans certaines régions, la mobilisation soudaine de l'Etat sur la crise migratoire semble bel et bien poser quelques difficultés pour la prise en charge du reste de la population. "L’état est tellement accaparé sur la gestion de Calais que dans certains départements, les réunions préparatoires au plan grand froid ne se tiennent pas. [Au-delà des problèmes à Paris], il y a aussi des problèmes en Rhône-Alpes, et dans des villes comme Toulouse", s'inquiétait le directeur général de la Fédération nationale des associations d’accueil et de réinsertion sociale, Florent Guéguen, fin octobre dans La Croix. A Paris, "beaucoup de bâtiments ont été réquisitionnés, alors on se retrouve un peu à court. Les hôtels sont pleins. J’ai peur que les familles sans solutions ne passent la période de grand froid dans des gymnases", s'alarmait également Éric Pliez, président du Samu social parisien, cité par le journal.
A Paris, les 3.000 migrants installés place Stalingrad ne devraient pas être orientés en CAO avant une dizaine de jours, faute de rotation suivante, selon Le Monde. Ils devraient donc se retrouver dans les rues de la capitale, sans toit. "Une fois n’est pas coutume, Paris s’est fait doubler par Calais. Depuis l’annonce, début septembre, du démantèlement du bidonville, où vivaient plus de 8.000 migrants en attente de passage au Royaume-Uni, l’Etat, se sachant sous les caméras, a concentré ses efforts sur ce dossier", décrypte le quotidien du soir. Qui poursuit : "Les places d’hébergement en CAO, dont les préfets ont fait remonter le nombre au ministère de l’intérieur depuis la fin de l’été, ont toutes été concentrées sur cette opération. Et Paris a été priée de patienter, avec la promesse de bénéficier du reste des places d’hébergement non pourvues par les Calaisiens".
Christine Laconde, présidente du Samu social, le reconnaît : "il y a eu un afflux de sans-abris 'primo-arrivants' extrêmement concentré dans certains endroits. Ca nous a un peu déstabilisés". "Il n'y avait pas forcément de places en Cada. Il y a pu avoir une concurrence des énergies. Lorsqu'il y a une gestion de crise d'un côté, il y a un peu moins d'énergie d'un autre. Mais ca peut aussi avoir un effet positif. Cet afflux soudain d'énergie nous a permis de trouver des nouveaux bâtiments, de construire une offre de santé. Et cela pourra profiter à tous les SDF", assure-t-elle.
" Ils font de la politique. Et cela entretient l'imaginaire de concurrence "
"Parler de concurrence est malsain". Quant à l'Etat, s'il ne parvient pas à combler tous les besoins, il s'est toujours efforcé de gérer les deux dossiers en même temps : alors que les centres d'hébergements de demandeurs d'asile ont bénéficié de 12.000 places supplémentaires depuis 2014, 6.000 places ont été créées dans les structures classiques, et 10.000 le seront en 2017. Par ailleurs, l'Île-de-France mobilisera 2.500 places provisoires en "renfort hivernal" cette année.
"Parler de concurrence est malsain", analyse pour Europe1.fr Xavier Emmanuelli, fondateur du SAMU social de la ville de Paris et ancien président du Haut comité pour le logement des personnes défavorisées. "Lorsque quelqu'un est en situation d'urgence, qu'il est en danger (de mourir de froid, par exemple), on prend tout le monde. Ça s'appelle de l'assistance à personne en danger et c'est dans le code pénal", martèle-t-il. "Le problème est qu'il y a une ambiguïté entre le rôle de l'Etat, des mairies, des Conseils généraux, sur le financement de l'hébergement, sur le démantèlement des camps, sur la réinsertion", poursuit Xavier Emmanuelli. Et de conclure : "chacun rejette sa part du travail sur l'autre. Et aucune autorité ne veut fixer des règles claires. Ils font de la politique. Et cela entretient l'imaginaire de concurrence".