C'est un terme au cœur du dossier Tariq Ramadan, l'islamologue toujours visé par quatre plaintes pour viol en France et une en Suisse : l'emprise. "L'emprise est constituée par un ensemble de mécanismes et de processus qui permettent à un psychisme d’exercer tout pouvoir sur un autre psychisme, à son seul bénéfice et sans tenir compte du désir propre de l’autre", écrit Daniel Zagury, psychiatre renommé auquel les juges d'instruction ont demandé d'examiner les relations de Tariq Ramadan avec plusieurs femmes. L'expert s'est intéressé à celles du suspect avec les plaignantes, mais aussi d'autres femmes, simples témoins. Dans ses conclusions, qu'Europe 1 a pu consulter, il note une emprise manifeste sur les quatre qui accusent l'islamologue de viol, même si cette emprise n'explique pas tout.
"Idéalisation massive"
Daniel Zagury note par exemple "l’idéalisation massive" de Tariq Ramadan par la plaignante qui se fait appeler Chrystelle. "Que Tariq Ramadan lui porte de l’intérêt est vécu dans un mélange d’incrédulité, de satisfaction intense et de restauration narcissique. Les faits sont relatés comme un évènement traumatique dominé par la surprise, la violence et l’absence de consentement pour des pratiques imposées sans aucune considération pour sa personne."
Surtout, cette emprise se poursuit même après les faits de viol dénoncés par Chrystelle. "La phase postérieure aux faits est marquée par un tableau de névroses traumatiques et un mélange complexe de honte, de culpabilité et de regret de ne pas avoir été à la hauteur des attentes sexuelles de Monsieur Ramadan", écrit le psychiatre. "Les échanges reconstitués suggèrent qu’elle a consenti à une rencontre amoureuse et sexuelle non sans ambivalence pour des raisons morales et religieuses."
Les choses sont complexes car l'emprise n'explique pas tout. "On retrouve la dimension d’emprise concernant [Christelle] mais il serait erroné de considérer que seule l’emprise l’a conduite à consentir à une relation sexuelle. Ce à quoi elle n’a pas consenti c’est aux actes qu’elle décrit dans un mélange d’extrême violence et d’absence de toute considération pour son propre désir et sa dignité", conclut l'expert.
"Une véritable addiction"
Le cas de Mounia Rabbouj, une autre plaignante, est tout aussi complexe. Daniel Zagury écrit que la relation est "très vite marquée par le registre érotique le plus cru" et qu'il existe "clairement une véritable addiction, un assujettissement, une soumission à un personnage tutélaire tout puissant, un isolement, une perte du sens critique, en dépit de mises en garde". Mais Mounia Rabbouj a "pleinement consenti à une relation érotique après la première rencontre", estime le psychiatre. Et "si l’emprise exercée par Monsieur Ramadan éclaire une partie de la relation, il n’apparaît pas possible de considérer qu’elle en soit le seul ressort".
"C’est une étape importante, l’expert psychiatre dans une démonstration scientifique a clairement montré les manipulations de Tariq Ramadan à leur égard", s'est satisfait Me Eric Morain, avocat de Christelle et Mounia Rabbouj. "Il a analysé un peu cet indicible, ce que l’on peine à comprendre, et qui caractérise une relation d’emprise entre quelqu’un qui va prendre le dessus sur un autre être humain et l’amener à faire, dire, écrire ce qu’il ne souhaite pas, c’est accablant pour monsieur Ramadan car cela vient confirmer point par point ce qu’ont dit l’ensemble des parties civiles et en particulier mes deux clientes".
Dans la relation entre Tariq Ramadan et Henda Ayari, l'emprise s'est notamment exprimée après les faits. Rencontrée à un carrefour de sa vie où elle se posait avec angoisse la question de quitter le voile, Tariq Ramadan lui fait entrevoir le rêve d’une idylle venant la restaurer et panser toutes ses blessures. Les échanges reconstitués entre eux témoignent du maintien d’un lien érotisé qu’elle explicite comme le seul moyen de ne pas renoncer à ses espérances, mais aussi comme seule façon d’entrevoir une vengeance. L’emprise éclaire essentiellement la phase postérieure aux faits. La jeune femme a consenti à une relation sexuelle mais "ce à quoi elle n’a pas consenti, c’est aux actes qu’elle décrit comme un mélange d’extrême violence et d’absence de considération pour son propre désir et sa dignité", assure Daniel Zagury.
"Le rapport du professeur Zagury est une première avancée importante dans la caractérisation et la personnalisation de l’emprise pour chacune des victimes", a quant à lui affirmé Me Grégoire Leclerc, avocat de Henda Ayari, première femme à avoir déposé plainte contre l'islamologue. "Cependant, et particulièrement pour Madame Ayari, l’emprise de Monsieur Ramadan est à l’origine de rapports sexuels purement non consentis, car même non violents, ceux-ci ne l’ont jamais été", nuance Me Grégoire Leclerc qui regrette "les menaces contre Madame Ayari pour qu’elle fléchisse."
L'emprise de "l'état amoureux"
Quant à une autre des femmes entendues par les enquêteurs et qui a finit par se constituer partie civile, le psychiatre écrit qu’elle a pleinement consenti à la relation, y compris à des actes sadomasochistes, mais "selon son récit, [le déroulement a été] une suite unilatérale de violences subies dans un climat de peur et de dégoût ne laissant aucune place à la possibilité d’exprimer le moindre refus". Là aussi, "si emprise il y a eu, c’est celle de l’état amoureux qui a vite cédé devant le constat de l’écart entre ses attentes et celles de Tariq Ramadan".
L’emprise n’a pas non plus été dominante dans le cas d’une autre femme rencontrée par le psychiatre qui, tout en n’excluant pas qu’elle ait édulcoré son récit des faits, explique qu’elle a d’avantage souffert d’un "transfert de type paternel". Une dernière témoin sous X "est largement congruente avec les examens des plaignantes et des autres témoins pour ce qui concerne le système d’approche et d’installation addictive ainsi que sur les pratiques sexuelles privilégiées" de Tariq Ramadan.
La semaine dernière l’islamologue a changé d’avocat comme le révélait Europe 1. Dès son audition en février dernier, il dénonçait le manque d’objectivité de Daniel Zagury, qu’il voulait récuser.
"Cette expertise avait surtout pour but de sauver du naufrage judiciaire les différentes contradictions des plaignantes, et finalement on se rend compte que ce rapport dit que les relations sexuelles ont été consenties", pointe Me Ouadie Elhamamouchi, l’un des nouveaux avocats de Tariq Ramadan. Celui-ci évoque "une bouée de sauvetage qui se transforme en boulet". "Ça ne fait en réalité pas avancer le dossier et chacun peut y lire ce qu’il ce veut", poursuit l’avocat.
La défense de Tariq Ramadan, qui insiste sur le fait que l’islamologue n’a pas été directement entendu par l’expert judiciaire et que la notion d’emprise "fait débat au sein même de la communauté scientifique des psychiatres", se réserve par ailleurs le droit de la contester ou de demander une contrexpertise.