"Je suis sévère avec l'école, parce qu'on ne lui a pas donné les bonnes ambitions et les moyens de les tenir." Alors que les élèves reprennent le chemin de la classe, lundi, après trois semaines à la maison pour cause de troisième vague épidémique du Covid-19, le linguiste Alain Bentolila, auteur de Nous ne sommes pas des bonobos (Ed. Odile Jacob) tire la sonnette d'alarme quant aux lacunes accumulées par les petits Français, au micro d'Europe 1.
"Si vous n'avez pas les mots, vous n'apprenez pas"
"La langue en elle-même n'est rien", pose Alain Bentolila. "C'est la façon dont on puise dans le trésor linguistique qui est important." Or, selon le spécialiste, "20% des enfants qui entrent au cours préparatoire ont neuf fois moins de mots que les autres. Cela signifie qu'ils sont exclus de toute communication et surtout qu'ils sont exclus de l'apprentissage de la lecture. (…) Parce si vous n'avez pas les mots, vous n'apprenez pas."
Si ces mots et cet accès aux livres sont si cruciaux pour le linguiste, c'est parce qu'ils différencient tout bonnement l'homme de l'animal. "Le propre de l'homme est d'être créateur et non pas créature, d'imaginer ce que ses yeux n'ont jamais vu et ne verront jamais", explique-t-il, citant deux exemples. "Le discours scientifique de Galilée devant ses juges, qui dit, alors que le soleil bouge au dessus de sa tête, que c'est la terre qui tourne autour du soleil. Et puis la poésie : 'La terre est bleue comme une orange' [poème de Paul Eluard, ndlr]. Comment le dire sans la force du langage ?"
"Une langue faible rend vulnérable et crédule"
Une force d'autant plus importante à une époque où "nous baignons dans la terreur", selon Alain Bentolila. "Nous demandons de plus en plus de moyens policiers, des portiques pour les écoles… Et pour autant, nous savons bien que nous n'en viendrons pas bout comme cela. Notre seule chance, c'est de former des élèves résistants à des discours dangereux et manipulés", estime le spécialiste, établissant un lien entre "précarité linguistique" et montée des intégrismes. "Un esprit faible, porté par une langue faible, rend vulnérable et crédule."
Le linguiste recommande donc de "ne pas craindre les mots rares", qui "plaisent aux enfants", selon lui". "Il ne s'agit pas de les noyer sous un vocabulaire trop compliqué et difficile", sourit-il. "Mais la banalité en matière de langue et est terrible, parce qu'elle ne permet pas à tous les enfants de dire précisément ce qu'ils pensent et de convaincre l'autre de façon efficace."