Prises de décision, organisation, planification… La "charge mentale" au sein du couple est l’objet de la bande dessinée Fallait demander, qui fait un carton sur la toile.
"Tu n’as pas fait la vaisselle ? Bah, tu ne m’as pas demandé !" Dans certains dialogues du quotidien d’apparence anodins, se cachent parfois de vastes sujets de société . C’est en tout cas l’avis de la dessinatrice Emma, qui vient de mettre en ligne Fallait demander, une bande dessinée qui fait un carton sur les réseaux sociaux. Partagée à des centaines de milliers de reprise depuis le 9 mai, elle met l’accent sur un problème rencontré par de nombreux couples : l’inégale répartition de la "charge mentale". Selon la dessinatrice, même dans les couples où la répartition des tâches est équitable, la conception, la planification et l’organisation des tâches est souvent à la "charge" d’une seule personne. Et cette personne, c’est souvent la femme.
La "charge mentale", un concept qui émerge peu à peu... Le concept de "charge mentale" introduit donc une idée nouvelle : même lorsque la répartition des tâches est équilibrée, ce sont les femmes qui les organisent. "Quand le partenaire attend de sa compagne qu’elle lui demande de faire les choses, c’est qu’il la voit comme la responsable en titre du travail domestique. C’est donc à elle de savoir ce qu’il faut faire et quand il faut le faire", écrit la dessinatrice. Emma poursuit : "le problème avec ça, c’est que planifier et organiser les choses est déjà un travail à plein temps". Un travail à plein temps qui oblige souvent à rogner sur les loisirs, voire sur ses ambitions professionnelles.
Même si, pour l’heure, aucune étude statistique ne vient étayer cette affirmation, le constat est partagé par de nombreux professionnels et experts de la vie conjugale. Le concept même de "charge mentale" appliqué au couple est développé depuis récemment par la chercheuse Nicole Brais de l'Université Laval de Québec. Citée par L’Express , elle le définit comme "ce travail de gestion, d'organisation et de planification qui est à la fois intangible, incontournable et constant, et qui a pour objectifs la satisfaction des besoins de chacun et la bonne marche de la résidence". Et selon elle comme beaucoup d’autres experts, les femmes l’assument plus que les hommes.
" Dès qu’il y a un ou surtout des enfants, la balance penche du côté de la femme "
"A la tête de véritable PME, elles doivent ainsi posséder de multiples compétences - de gestion de stock, d'anticipation de crise (qui s'occupera des enfants en cas de grève des enseignants?) et d'organisation de planning - qui seraient louées en entreprise," note ainsi François Fatoux, ancien membre du Haut Conseil à l'égalité entre les hommes et les femmes, dans son ouvrage Et si on en finissait avec la ménagère ?.
"Les femmes doivent penser à un tas de choses tout le temps : le travail, les enfants, les courses, la maison", analyse Catherine Serrurier, psychologue et conseillère conjugale auteure de Ces femmes qui en font trop, dans une interview à La Croix . "On remarque que cette charge peut être à peu près équilibrée dans les couples sans enfants, mais dès qu’il y a un ou surtout des enfants, la balance penche du côté de la femme. Au-delà de la santé et du bien-être de celle-ci, ce déséquilibre joue aussi sur le couple. Comment voulez-vous avoir de bons moments de légèreté, de disponibilité, d’attention quand vous êtes fatiguée et stressée ?", poursuit-elle.
… Et qui est déjà partagée par de nombreuses femmes. Mais au-delà des avis d’experts, ce sont surtout les nombreux témoignages de femmes qui viennent appuyer cette idée d’une inégalité de répartition dans la "charge mentale". La bande dessinée Fallait demander a suscité pas moins de 8.100 commentaires rien que sur la page Facebook de la dessinatrice Emma. Et l’immense majorité ont été écrits par des femmes qui partagent le constat de l’auteure.
"C'est tellement vrai et tellement important", commente l’une. "Emma c'est excellent ! Dans l'air du temps, pertinent et bien observé", écrit une autre. "Je me sens moins seule. À chaque prise de bec avec mon homme à propos des tâches ménagères, c’est toujours la même réponse : ‘demande moi’. Je comprends enfin pourquoi ça m’agace tant de devoir demander !", peut-on encore lire. "Mon mari participe beaucoup à la maison et je ne fais aucun reproche sur son rôle de papa. Il s’y prend très bien mais la BD est exactement le reflet de la réalité : il ne comprend pas l’énergie dépensée à la charge du travail ‘invisible’. Je n’arrive pas à lui expliquer avec les bons mots ce que je ressens sans lui faire des reproches inutiles. Demain je lui ferai lire", témoigne encore une internaute.
" Franchement, je me sens très coupable en lisant cela "
Parfois, le constat est également partagé par des hommes. "Franchement, je me sens très coupable en lisant cela", écrit ainsi l’un des rares à s’exprimer, prônant "des programmes d'éducation à l'équité de genre dès le ‘kinder’ et des débats plus costauds à l'université" et reconnaissant la nécessité de "donner de meilleurs exemples aux enfants pour empêcher au système de se reproduire". "J’ai beaucoup aimé ton point de vue. Malheureusement, ce n'est que la triste réalité des choses et j’espère que cela changera petit à petit !", témoigne encore un père de famille qui élève pourtant son enfant seul et assure lui aussi ressentir "de la fatigue" face à "la charge morale".
Un problème de société, des solutions de couple. "Ces comportements n’ont rien de biologique ou d’inné. Nous naissons dans une société où l’on va mettre très tôt des poupées et des aspirateurs dans les mains des femmes", écrit la dessinatrice Emma en guise d’explication, évoquant un "conditionnement" qui se perpétue autant dans les foyers que dans les médias, en passant par le milieu du travail. Ce constat, de nombreux rapports et nombreuses études le soulignent. "Toutes les politiques de promotion de l’égalité butent sur un obstacle majeur : la question des systèmes de représentations qui assignent hommes et femmes à des comportements sexués, dits masculins ou féminins, en quelque sorte prédéterminés", écrivait, par exemple, l'Inspection des affaires sociales en 2012, dans un vaste rapport sur le sexisme et la petite enfance (lire notre article ici ).
En attendant que la société change, les spécialistes appellent chaque membre du couple à faire un pas vers l’autre. "C’est d’abord un travail de couple. Il ne s’agit pas seulement d’appeler les hommes à prendre des initiatives ponctuelles ou de demander aux femmes de déléguer […] C’est aussi aux femmes de lâcher prise : elles ne peuvent pas être toujours derrière leur mari quand il s’occupe des enfants ou qu’il passe l’aspirateur, quand bien même il ne fait pas les choses comme elles les auraient faites, elles", détaille ainsi la psychologue Catherine Serrurier. Et de poursuivre, avec une piste concrète : "La rentrée peut être l’occasion de mettre à plat le planning de l’année à venir, les tâches ou soucis récurrents, et de se les répartir de telle sorte qu’elles deviennent des habitudes pour celui ou celle qui s’en chargera tout au long de l’année. Avec une clé, toujours la même : dialoguer".
Les tâches ménagères encore largement effectuées par les femmes. En France, l’inégalité hommes-femmes concernant les tâches ménagères n’est pas nouvelle, même si elle tend à se réduire. En 2010, selon la dernière étude de l’Insee sur le sujet, les femmes consacraient 183 minutes par jour aux tâches domestiques, les hommes 105 (Cet écart de 78 minutes s’élevait à 138 minutes il y a trente ans). Quant aux tâches parentales, les mères y consacrent 95 minutes par jour, contre 41 minutes pour les hommes. Un sondage du Centre de recherche pour l'étude et l'observation des conditions de vie (Crédoc) paru en 2015 confirme cette tendance : 91% des hommes avouent ne jamais repasser ou presque, 60% ne pas faire le ménage, 50% ne pas toucher aux fourneaux ni à la vaisselle (48%) et 36% ne feraient jamais les courses. À l’inverse, 93% des femmes en couple font le ménage, 93% la cuisine, 85% les courses quotidiennes, 83% la vaisselle et 73% le repassage.