"Récemment, j'ai envoyé un colis à ma femme. À l'intérieur, il y avait des livres pour les petits". L'épouse de Kamel Daoudi vit dans le Tarn, avec leurs trois enfants communs et sa première fille. Son mari est assigné à résidence à plus de 400 km de là, dans un petit village de Charente-Maritime. "Mais par erreur, le paquet a été déposé devant le perron des voisins", se souvient l'Algérien, âgé de 43 ans. "Ils ont appelé les gendarmes, qui ont appelé la préfecture, qui a fait venir les démineurs… Pour des livres ! Vous vous rendez compte ? Dix-sept ans après les faits pour lesquels on m'a condamné !" La voix de Kamel Daoudi, joint par Europe1.fr, ne tremble pas encore. Sa grève de la faim et de la soif n'a commencé que depuis mercredi. "Je sais comme ça peut être éprouvant", souffle-t-il. "J'en ai déjà fait une en prison…"
"J'ai toujours nié". Les "faits" remontent à 2001. "C'était dans le contexte du 11 septembre". Kamel Daoudi, qui rentre d'un séjour de quatre mois en Afghanistan, est alors arrêté en Angleterre pour son appartenance présumée au "commando de Corbeil-Essonnes", organisé autour de l'Algérien Djamel Beghal - qui deviendra le mentor des auteurs des tueries de Charlie Hebdo et de l'Hyper Cacher. Un article du Parisien de l'époque présente Daoudi comme "le principal lieutenant" de Beghal dans l'Hexagone. Le groupe est soupçonné d'avoir projeté un attentat sur le sol français, visant, peut-être, l'ambassade des Etats-Unis.
" Oui, je suis allé en Afghanistan. Mais je ne suis pas rentré avec l'intention de nuire à qui que ce soit ! "
"J'ai toujours nié les faits qui m'ont été reprochés. D'ailleurs, aucun élément n'a été retenu contre moi", peste l'assigné à résidence. "Oui, je suis allée en Afghanistan. Mais je ne suis pas rentré avec l'intention de nuire à qui que ce soit. Et oui, j'ai rencontré Djamel Beghal. Mais on habitait dans la même ville !" Jugé en 2005, l'Algérien, naturalisé français peu avant son arrestation, écope d'une peine de neuf ans de prison pour association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste, assortie d'une interdiction définitive de présence sur le sol français. En appel, la sanction est ramenée à six ans. Mais l'interdiction demeure. Quelques années seulement après l'avoir obtenue, l'Algérien, qui a grandi en banlieue parisienne, perd sa nationalité française.
Un village de la Creuse. Kamel Daoudi sort de prison en 2008 et doit donc, théoriquement, être expulsé vers son pays natal. Mais au côté de son avocat, il dépose une requête devant la Cour européenne des droits de l'Homme (CEDH), arguant des risques qu'il encourt dans un État pratiquant la torture. En attendant de statuer, la CEDH suspend l'expulsion. La France doit trouver une solution pour garder le ressortissant algérien sur son territoire. Alors, des années avant que François Hollande ne décrète l'état d'urgence, Kamel Daoudi est assigné à résidence. D'abord dans le petit village d'Aubusson, dans la Creuse.
L'Algérien y rencontre sa femme, française. Alors qu'elle est enceinte et doit passer un examen, il franchit le périmètre de la commune "d'une vingtaine de kilomètres", pour la conduire à l'hôpital. Arrêté, il est condamné à six mois de prison ferme. "J'en ai fait quatre et demi. Quand elle a accouché, j'y étais encore." Régulièrement, les autorités décident de modifier le lieu de l'assignation à résidence, choisissant systématiquement de petits bourgs. Kamel Daoudi vit dans deux communes de Haute-Marne, puis dans le Tarn. Son épouse l'y rejoint avec leurs enfants. Le couple achète une maison et y organise sa vie de famille, pendant près de quatre ans.
Quatre pointages quotidiens. "Le problème, c'est qu'on avait des voisins policiers, encartés au FN, qui ont créé une situation de paranoïa généralisée", raconte l'assigné. Lesdits voisins auraient refusé que leurs enfants fréquentent ceux de l'Algérien à la crèche. "On a fini par perquisitionner ma maison." En fouillant l'ordinateur familial, les enquêteurs trouvent des recherches internet sur les fonctionnaires, dans le contexte du récent attentat de Magnanville. Selon Télérama, une "alerte" Google est également mise en place pour faire remonter les contenus liés à Djamel Beghal. Quelques mois plus tard, Kamel Daoudi est à nouveau "déménagé". Direction la Charente-Maritime, et la chambre d'hôtel qu'il occupe encore aujourd'hui, aux frais de l'État.
" On essaie de me coller un lien avec Daech, qui n'existait même pas encore à l'époque où j'ai été condamné "
L'informaticien de profession ne connaît personne dans le village, où il ne travaille pas. Son quotidien est fait de pointages à la gendarmerie, où il se rend en vélo, faute de permis de conduire. "Il faut que j'y sois à 9h15, puis à 11h45, 15h15 et 17h45". Depuis son dernier changement d'adresse, l'Algérien s'est aussi vu imposer un couvre-feu, de 21 heures à 7 heures. "C'est valable sept jours sur sept, même quand c'est férié, même quand je suis malade. Une fois, j'ai eu quarante minute de retard, j'ai pris un an avec sursis."
"Reconstruire ma vie". Interrogé par Télérama, une source à Matignon invite à la "prudence concernant ce monsieur vertueux et attendrissant", sous-entendant que Kamel Daoudi a recours à un double discours. "On essaie de me coller un lien avec Daech, qui n'existait même pas encore à l'époque où j'ai été condamné", déplore le principal intéressé Lui ne se revendique pas comme "repenti" mais explique que sa pensée est "complexe". "De toute façon, dans l'esprit des autorités, je reste l'éternel terroriste, le djihadiste, le je ne sais quoi. Ils ne me laisseront jamais reconstruire ma vie, être comme tout le monde."
Le fatalisme et la grève de la faim découlent d'une modification d'un article du Code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile (Ceseda), adoptée "en dix secondes" par la commission des lois du Sénat, mercredi. "C'est juste pour être sûr que je ne puisse pas obtenir gain de cause, ça me vise explicitement", estime l'Algérien, qui avait obtenu du Conseil Constitutionnel une censure partielle de son régime d'assignation, en novembre dernier.
Son cas est-il unique ? "Ca concerne peut-être quelques autres personnes, il n'y a pas de chiffres", lâche-t-il. Si le nouveau texte est adopté par l'Assemblée nationale, l'assignation à résidence d'un étranger faisant l'objet d'un arrêté d'expulsion pourra être prolongée au-delà de cinq ans à condition d'être "spécialement motivée", notamment "si sa présence constitue une menace grave pour l'ordre public." "Autrement dit, on acte le principe que ça peut ne jamais s'arrêter", affirme Kamel Daoudi. "Jamais ! Je ne sais pas si vous vous rendez compte. En avril, ça fera dix ans."