"Il n'y a aucune raison de croire la police", s'agaçait un manifestant mardi soir, devant le commissariat du 19ème arrondissement de Paris. Pour le deuxième soir consécutif, des dizaines de membres de la communauté chinoise de la capitale étaient rassemblés pour protester contre la mort de Liu Shaoyo, un père de famille de 56 ans, tué dimanche par la police dans des circonstances encore floues. Lundi, 35 personnes ont été interpellées et neuf se trouvaient toujours en garde à vue, mardi soir. Lors du deuxième rassemblement, une dizaine d'arrestations ont également eu lieu après des échauffourées. Ya-Han Chuang, auteure d'une thèse sur le processus d'intégration des immigrés chinois à Paris, analyse cette mobilisation pour Europe1.fr.
Est-ce inhabituel de voir la communauté chinoise manifester de la sorte après ce genre d'incident ?
Personnellement, je n'ai pas du tout été surprise par cette mobilisation. Dimanche soir, lorsque les premiers articles ont été écrits sur ce fait divers, la contestation est d'abord montée sur les réseaux sociaux : il y avait des militants de la communauté asiatique qui trouvaient la version de la police étrange. Quand le récit de la famille est sorti, lundi, les rassemblements se sont organisés spontanément, dans le souci de réclamer la vérité. Beaucoup de familles chinoises résident dans le 19ème arrondissement, là où les faits se sont produits : le bruit a couru rapidement.
Quels sont les précédents ?
Les manifestations de ces deux derniers jours me rappellent ce qui s'est passé dans le quartier de Belleville, en 2010. Il y avait eu un fait divers comme cela (un garde du corps chinois avait été écroué pour avoir tiré sur un voleur, ndlr). Comme dimanche, les gens avaient beaucoup parlé sur les réseaux sociaux avant de se rassembler, en criant des slogans en chinois. Au moment de la dispersion de la manifestation, on avait vu des violences et des interpellations.
Puis, en 2011, il y a eu une autre grande manifestation, beaucoup plus tranquille et organisée, qui suivait le boulevard Voltaire : le chemin classique des manifestations françaises. Cette fois, les banderoles étaient en français, on voyait une vraie intention de dialoguer avec le modèle républicain. Et puis en septembre dernier, après la mort de Chaolin Zhang (un tailleur chinois roué de coups lors d'un vol à Aubervilliers, ndlr), il y a eu une vraie mobilisation pour réclamer davantage de sécurité. Le souvenir de ce dernier mouvement est encore proche, l'émotion est vive.
La mobilisation de ces derniers jours s'inscrit donc dans une forme de continuité ?
Oui et non. Il existe un sentiment de racisme, c'est sûr. Les jeunes Chinois ont l'impression de vivre au sein d'une société qui ne se soucie pas de ses minorités, qui ne réagit pas lorsqu'un membre de la communauté asiatique est agressé. Ils ont aussi l'impression d'être invisibles dans la lutte antiraciste, comme si les discriminations qui les visent étaient plus "tolérables" parce qu'elles se manifestent sur le ton de l'humour et de la moquerie. Depuis quelque temps déjà, ils ont l'impression de ne pas, eux, être pris au sérieux.
Mais plus récemment, il s'est passé quelque chose de nouveau : les Chinois ont été très touchés par l'affaire Théo. Jusqu'à présent, la revendication principale était davantage de protection. Et là, on a vu la communauté s'interroger sur le rôle de la police et sur les violences policières. Je pense qu'il y a un effet d'imitation, ce n'est plus seulement l'héritage d'une revendication identitaire. On peut parler d'une forme d'apprentissage politique. La contestation peut aussi prendre des formes nouvelles : la semaine dernière, une vidéo avec beaucoup de jeunes artistes asiatiques a par exemple beaucoup tourné sur les réseaux sociaux, pour évoquer les clichés et les stéréotypes qui visent les Asiatiques.
Comment pensez-vous que la mobilisation va évoluer ?
Les rassemblements me paraissent très spontanés, il est difficile d'identifier un mouvement derrière. Je pense qu'après cette mobilisation sous le coup de l'émotion, on verra peut-être une grande manifestation comme celle de 2011, balisée par des associations comme les jeunes Chinois de France, qui ont accumulé de l'expérience en la matière. Certains d'entre eux participent même à la vie politique des 19ème et 20ème arrondissements : ils sont au fait des stratégies pour faire avancer leurs revendications. Cela pourrait être la prochaine étape.