Tony n'allait plus à l'école depuis le 21 novembre. Pendant plus d'un mois, l'enfant de 3 ans a été le souffre-douleur du compagnon de sa mère, subissant coups et humiliations dans le quartier du Châtillon, à Reims. "Il avait des bleus sur tout le corps, le nez cassé, des déchirures au niveau de la lèvre", a expliqué à Europe 1 le procureur de la République, Matthieu Bourrette. Samedi, le jeune garçon est décédé à Reims, d'une rupture de la rate du pancréas, liée à des coups reçus à l'abdomen. Depuis, plusieurs de ses voisins ont livré les circonstances de son calvaire à la police. "Les violences commençaient à 7 heures", a par exemple confié à RMC Ousmale, locataire de l'appartement situé en-dessous de celui de la famille. "S'il avait uriné au lit, il lui mettait la tête dans ses urines, et après il le tapait."
De cruels détails qui arrivent bien tard, déplore le procureur : "si les services de police avaient été alertés par le voisinage, cet enfant aurait pu passer le Noël 2016." Pourquoi aucun des témoins n'a prévenu les forces de l'ordre ? "La maltraitance aborde des tabous qui peuvent être très difficiles à affronter", analyse Michel Martzloff, secrétaire général de l'association l'Enfant Bleu, qui vient en aide aux mineurs victimes de violences. "Lorsqu'on est une famille normale, avec des conceptions normales de la violence, du viol, on a du mal à penser que ça puisse se passer chez le voisin." Et d'évoquer la crainte des représailles : "souvent, la maltraitance est perpétrée par des individus violents, dont même les voisins se méfient."
Depuis le début des années 1990, l'Enfant Bleu se porte partie civile dans les affaires d'homicides de mineurs par des membres de leur famille, espérant pousser les enquêteurs à "se poser les bonnes questions sur le contexte de la maltraitance". Comme plusieurs autres associations, elle était représentée aux procès des meurtres dont on ne retient que des prénoms : Bastien, Inaya, Fiona... Dans chacun de ces dossiers, les récits reconstitués au tribunal ont fait état de dysfonctionnements dans le processus de signalement des enfants battus, à un niveau ou un autre d'une longue chaîne de responsabilités.
Premier écueil : la difficile détection des cas de violence. "Citons brièvement le non-repérage par manque de formation sur la séméiologie de maltraitance chez l'enfant, et surtout le très jeune enfant, par tous les professionnels, l'insuffisance des investigations médicales, sociales et psychologiques, les diagnostics erronés (...), la non révélation des soupçons…", énumère dans un livre blanc la pédiatre et directrice de recherche à l'Inserm Anne Tursz. Depuis l'adoption d'une loi, en novembre 2015, les médecins ne sont plus tenus au secret professionnel lorsqu'ils soupçonnent un cas de maltraitance sur mineur. Pourtant, ils ne sont à l'origine que de 5% des cas de signalement. "Ce n'est pas ce qu'ils cherchent lors de leurs examens", explique Michel Martzloff. "Il faudrait l'intégrer à leurs études."
Des réflexes qui manquent aussi parfois à d'autres professions, selon les associations. "Quand un enfant est inscrit à l'école maternelle, comment peut-il manquer la classe pendant 30 jours sans que personne ne remarque son absence ?", s'interroge Martine Brousse, directrice de La Voix de l'Enfant. Quid des services sociaux ? La moitié des 21 affaires pénales pour lesquelles l'Enfant Bleu s'est déjà constituée partie civile concernaient des enfants suivis par l'Aide sociale à l'enfance (ASE). " Mais on ne peut pas leur demander la lune", estime Michel Martzloff. "Ils ne sont pas en mesure d'exiger la présence d'un enfant lors de leur passage pour un contrôle, par exemple : les parents peuvent très bien dire, à chaque fois, qu'il est chez ses grands-parents."
Au-delà du tabou, le déroulé de la procédure qui suit un signalement est aussi vivement critiqué. Lorsque les enfants sont signalés, leur dossier remonte au département, responsable des protocoles d'évaluation des familles. "Certains lancent automatiquement une enquête de voisinage, qui peut s'avérer salvatrice, d'autres n'envoient personne", relate Michel Martzloff. Autre exemple cité par le secrétaire général : les différences dans la manière d'interroger les enfants, parfois reçus en présence de leurs parents, "ce qui diminue évidemment les chances que la parole se libère". Comme Martine Brousse, il est favorable à une homogénéisation des pratiques dans le suivi des cas signalés. Tous deux saluent une avancée : depuis 2007, la transmission des cas d'un département à un autre en cas de déménagement de la famille est obligatoire.
Le flou suit ensuite les dossiers jusqu'au tribunal, où la non-dénonciation de mauvais traitements infligés aux mineurs n'est que très rarement sanctionnée. Selon l'article 434-3 du code pénal, "le fait, pour quiconque ayant eu connaissance de privations, de mauvais traitements ou d'atteintes sexuelles infligés à un mineur (...) de ne pas en informer les autorités judiciaires ou administratives est puni de trois ans d'emprisonnement et de 45.000 euros d'amende." "Mais dans les faits, les témoins, hors famille, ne sont presque jamais condamnés", explique Martine Brousse. La Voix de l'Enfant a déjà déposé plainte contre le département de Seine-et-Marne pour dysfonctionnement du service public dans l'affaire Inaya, et contre l'ensemble des services chargés du suivi du petit Noa, deux mois, mort sous les coups de son père en Meurthe-et-Moselle. Comme L'Enfant Bleu, elle a également l'intention de se porter partie civile au procès de la mère et du beau-père de Tony.