>> Frédérique a aujourd'hui 88 ans. Elle est née d'un père juif résistant et d'une mère catholique. Elle a connu la Seconde Guerre mondiale, pendant laquelle sa famille s'est enfuie à Nice. Sa mère et elle ont pu être sauvées de la déportation, mais pas son père. Elle évoque son enfance à Nice pendant la guerre et raconte à Olivier Delacroix, dans la Libre antenne, sur Europe 1, que son combat se poursuit encore aujourd'hui pour récupérer ce qui a été spolié à sa famille.
"J’ai 88 ans. Dans ma famille, nous n’étions pas pratiquants, mais nous n'avons jamais renié aucune de nos religions. J’ai la foi, je suis juive et catholique, mais je préfère dire chrétienne. J’ai les deux fois, mais je ne vais ni à l’église, ni à la synagogue. Je n’aime pas les intermédiaires, moi j’ai affaire à Dieu. J’allais dans une école catholique. A l’âge de cinq ans je suis rentrée à la maison à l’heure du déjeuner, et j’ai dit à ma mère et à ma grand-mère que je n’aimais pas les Juifs parce qu’ils avaient tué le petit Jésus. Alors ma grand-mère et ma mère m'ont expliqué que Jésus était juif. Elles m'ont dit que ce ne sont pas les Juifs qui l’ont tué, mais les Romains. C’était bien compliqué pour moi.
" A la fin de la guerre, quand il y a eu le Débarquement, j’ai tout oublié "
Pendant la guerre, nous nous sommes enfuis à Nice. On habitait juste derrière l’hôtel Negresco, pas loin de la promenade des Anglais, rue du commandant Berretta. Je ne peux pas vous donner les dates parce qu’il y a beaucoup de choses que j’ai oubliées. A la fin de la guerre, quand il y a eu le Débarquement, j’ai tout oublié. Je crois que j’étais sidérée par la perte de mon père qui a été déporté. Il était dans la Résistance. Enfin, ça ne m’a pas empêchée de faire des études et de vivre ma vie, mais je ne me souvenais de rien. Tout m’est revenu après l’attentat du 14 juillet, parce que c’est sur la promenade des Anglais, à côté du Casino de la Jetée, que j’ai vu mon père pour la dernière fois. J'avais onze ans.
J’ai été sauvée grâce à un curé. Mes parents sont allés voir ce curé et lui ont demandé de me faire un certificat de baptême. Il a refusé de faire un faux certificat et a voulu que je sois baptisée. Mes parents ont accepté, ma mère était catholique. J’avais un parrain et une marraine. Mes grands-parents et mes parents m’ont accompagnée pour apprendre un peu d’histoire religieuse et il m’a baptisée. Il a été extraordinaire parce qu’il a pensé à inscrire mon baptême au mois de décembre 1931. C’est ce qui m’a sauvée.
" Cette dame qui m’a aidée, j’aimerais pouvoir faire d’elle une Juste, mais je ne sais pas comment faire "
Ma mère et moi avons été arrêtées toutes les deux, et nous avons été séparées. Je ne crois pas que c’étaient des Français qui m'ont arrêtée, ils parlaient français, mais pas comme nous. Je me suis retrouvée avec un petit groupe d’enfants de mon âge dans une chambre avec une porte-fenêtre ouverte sur un jardin. Un homme est entré et a parlementé. Il m’a demandé mes papiers, je lui ai donné mon acte de baptême. Puis il a fait partir les autres enfants et moi je suis restée toute seule devant la porte-fenêtre ouverte. Je me suis dit que je devais m'en aller, parce que de toute façon ils n'allaient pas me remettre avec maman. Je n’avais pas peur, je n’étais pas consciente du danger. Je n’étais pas vieille, j’avais douze ans.
Alors je suis partie sans courir et j’ai frappé à la porte d’une dame que je ne connaissais pas du tout. Elle m’a accueillie avec gentillesse, elle m’a donné à manger, m’a fait prendre un bain et m’a couchée. Cette dame qui m’a aidée, j’aimerais pouvoir faire d’elle une Juste, mais je ne sais pas comment faire. Elle m’a gardée jusqu’au surlendemain, puis m’a dit : 'On va essayer de retrouver ta maman, peut-être qu’elle n’a pas eu d’ennuis, peut-être qu’ils l’ont relâchée aussi'. Nous sommes allées au 53 rue de la Buffa, mes grands-parents habitaient au 3e étage. C’était la seule adresse fixe que j’avais. Quand nous sommes arrivées là-bas, la gardienne nous a dit de ne surtout pas monter car les autorités, je ne sais pas si c’étaient des Allemands ou des Français, étaient chez mes grands-parents. C'est un miracle, ma mère était chez la gardienne ! Nous sommes reparties toutes les trois chez cette dame qui a nous cachées.
Ils n’ont pas arrêté mes grands-parents, parce qu'ils étaient Bulgares et la Bulgarie faisait partie de l’Axe. Mon grand-père était complètement affolé à l’idée de devoir s’en aller. Vous vous rendez compte, c’étaient des vieillards de 80 ans. Mais mon deuxième grand-père, le papa de mon papa, a disparu à Nice, on ne l'a pas retrouvé. Au mémorial, il y a le nom de mon père, mais pas de mon grand-père parce qu’on ne sait pas ce qu’il est devenu. Il est parti, il n’est pas rentré. Après que je me suis échappée de l’arrestation, ma mère et moi sommes parties à La Bourboule, dans le Puy-de-Dôme. J'y suis restée jusqu’à la fin de la guerre. Après la guerre, nous sommes repassées à Nice quelques temps, puis nous sommes rentrées à Paris.
" J’espère que le bon Dieu me fera vivre assez longtemps, pour que je puisse au moins voir l’aboutissement de ce recel "
La dénonciation était un moyen pour certains de faire de l’argent. Mon père était un homme très rigoureux et très honnête, alors il n’a rien trouvé de mieux que de se déclarer juif alors qu’il n'était pas pratiquant du tout. Mon père avait des actions dans un cinéma à Saint-Lazare. J’ai 70 actions qui m’ont été volées. Celui qui a spolié mes actions, les actions de mon père, c’est le mari de ma tante, le mari de la sœur de mon papa. Ce monsieur ne reculait devant rien, il a pris le nom de mon père pour s’approprier les actions. Je crois que je vais les récupérer parce que c’est du recel et il n’y a pas de prescription pour le recel. Pour l’instant je ne les ai pas récupérées, cela fait 70 ans. Je suis avec un très bon avocat qui s’occupe des spoliations. J’espère que le bon Dieu me fera vivre assez longtemps, pour que je puisse au moins voir l’aboutissement de ce recel."