"Quand je vais à des dîners et qu'il y a des invités qui ne me connaissent pas, je ne dis pas tout de suite que je suis agricultrice", sourit Isabelle de Radiguès. C'est vrai qu'en rencontrant la quinquagénaire, yeux bleus, long carré gris et accent conservé de sa Belgique natale, on pourrait lui attribuer mille autres professions. "Et quand je finis par me dévoiler en annonçant que je suis paysanne, souvent, ils demandent : 'ah, vous faites du bio ?'. Comme si c'était la seule manière acceptable de faire ce métier." L'illustration parfaite, selon elle, d'une "méconnaissance de la réalité".
"En termes de pesticides, le pire est derrière nous"
Isabelle de Radiguès, elle, sait de quoi elle parle. Installée à Saint-Philbert-des-Champs (Calvados) au début des années 1980 avec son mari, elle a travaillé à ses côtés selon un modèle conventionnel pendant plusieurs décennies. Pour l'exploitation laitière - nécessitant de produire du maïs pour nourrir les vaches - mais aussi la culture des céréales, le couple a utilisé des produits "parfois atroces", réalise-t-elle avec le recul. "On ne peut pas nier les choses. Regardez les agriculteurs qui ont des cancers. Ils ont souvent la soixantaine, c'est la génération qui a traité comme ça."
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A l'époque, la famille - le couple a eu quatre enfants en Normandie - peinait à joindre les deux bouts et à amortir le coût des investissements et des différentes mises aux normes. "Pour prendre des risques et se poser des questions, il faut une situation relativement saine. Nous, on a fait ce qu'on nous disait", dans une course aux rendements jamais vraiment gagnée. "On faisait l'ensilage du maïs à la machine, sans rien de manuel, par exemple. Aujourd'hui, je me dis que si on avait passé un petit coup de balai après, à la main, peut-être qu'on aurait eu moins de pertes."
Mais les choses ont changé, assure-t-elle, assise dos à la cheminée de la salle à manger de la maison familiale. "C'est bien simple, il suffit d'écouter." On s'exécute, sans rien entendre d'autre que le chant des oiseaux. Rien d'exceptionnel à la campagne ? "Eh bien si. Il y a 35 ans, on ne les entendait pas." L'agricultrice y voit l'une des preuves qu'"en termes de pesticides, le pire est derrière nous". Grâce à l'interdiction successive de produits établis comme dangereux, mais aussi à l'évolution des pratiques des exploitants.
Le bio ? "J'en ai parlé sur un ton presque provocateur"
En 2017, Nicolas de Radiguès, l'un des quatre enfants d'Isabelle, a pris la suite de son père, rentré en Belgique - sa mère est restée l'aider. "Il voulait changer beaucoup de choses." D'abord, mettre fin à l'élevage laitier, dont il avait vu ses parents devenir "esclaves" au fil des années, pour se concentrer sur les céréales. Mais aussi imaginer un modèle plus respectueux de l'environnement et en adéquation avec l'évolution des habitudes alimentaires. Pourquoi pas bio ?
L'homme de 33 ans y a songé. "J'en ai même parlé au village, sur un ton presque provocateur", parce que le modèle d'exploitations agricoles toujours plus étendues et rentables n'a pas été abandonné par tous, loin de là. Mais les investissements nécessaires à la reprise - plusieurs machines achetées pour lui seul ou avec d'autres agriculteurs, à hauteur de 100.000 euros les deux premières années - ont poussé Nicolas de Radiguès à opter pour un modèle économique plus stable.
Car dans d'immenses champs de céréales - l'exploitation fait 180 hectares -, un parasite peut rapidement menacer toute la récolte. Parfois, on ne peut rien faire : la Normandie ne produit par exemple presque plus de féverole, menacée par la bruche, un coléoptère qu'aucun des insecticides aujourd'hui autorisés en France ne permet d'éradiquer. Dans d'autres cas, certains produits ou associations de cultures font l'affaire.
"On intervient seulement s'il le faut"
Pour les identifier, Nicolas de Radiguès fait appel à un agrofournisseur, Dominique Jacob. Un enfant du pays - désormais proche de la retraite -, qui accompagne des exploitants "conventionnels, raisonnés et quelques bio". Le soleil est au rendez-vous pour leur "tour de plaine" : un passage en revue régulier de l'état des différentes cultures pour adapter les traitements. "On intervient seulement s'il le faut", commente le spécialiste.
Il faudra ainsi traiter le blé, envahi par de mauvaises herbes dans certaines parcelles. Pas de problème pour le colza, en revanche. Nicolas de Radiguès l'a fait pousser avec du fenugrec, une légumineuse utilisée comme "plante compagne", avec pour seul rôle d'éloigner les insectes. "Je ne suis plus du tout convaincu que le bio est la solution miracle pour les grandes cultures", analyse avec le recul celui qui est installé depuis plus de quatre ans - il s'en était donné cinq pour parvenir à stabiliser son activité.
"Je suis plus dans une optique de diminution du travail du sol, pour ne plus détruire la vie des micro-organismes chaque année. Mais aussi pour moins de coûts de labour et de fioul." Sa situation financière assainie, le jeune agriculteur se permet des essais inimaginables à l'époque de ses parents. Sur une parcelle de pommes de terres, qu'il loue à des patatiers de Caen, il a replanté du blé directement, sans attendre ni travailler la terre. "On verra bien ce que ça va donner. On fait des essais et on s'en parle entre agriculteurs, pour voir ce qui se développe le mieux."
"On doit rembourser beaucoup plus pour le même rendement"
Quand on remet le bio sur le tapis, Dominique Jacob esquisse, lui, toujours un petit sourire de celui qui sait. Pour ce qui est des céréales, "dans nos régions humides en hiver, on ne sait tout simplement pas faire en termes de désherbage", assure-t-il. Pour les autres activités agricoles, "une fois que l'on a fini toute sa phase de remboursement, ça peut rouler. Mais pour les jeunes, l'installation coûte systématiquement très cher."
Nicolas de Radiguès a eu la chance de prendre la suite de son père. "Pour les autres, la reprise, c'est-à-dire l'équivalent du pas-de-porte pour un commerce, est de 10.000 à 15.000 euros par hectare en moyenne. Et vu la taille des structures, beaucoup plus étendues qu'il y a quarante ans, on doit rembourser beaucoup plus pour le même rendement. Dans ces conditions-là, le bio n'est pas une option."
"Vous avez remarqué, c'est un sujet un peu sensible", tempère Isabelle de Radiguès. "Mais c'est parce qu'on se sent parfois un peu pointés du doigt. Moi, les jeunes qui s'installent en bio, j'admire leur courage", lâche-t-elle. "Il faut juste arrêter de considérer que tous les autres sont des pollueurs. Le modèle français n'est pas si néfaste, il y a des améliorations." Dans le verger où la famille produit des pommes à cidre - 8 tonnes cette année -, plus aucun produit phytosanitaire n'a été employé depuis trois ans. "On mettait du glyphosate, et aujourd'hui, les orchidées sont revenues. Vous voyez bien que ça ne tue pas tout."