Une entreprise privée peut-elle interdire à un(e) salarié(e) de porter un signe religieux au travail ? Oui, à condition qu’elle respecte des conditions strictes, répond la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), dans deux arrêts inédits rendus mardi. Les juges avaient été saisis par les justices française et belge, qui avaient reçu des plaintes de deux femmes s’estimant discriminées du fait de leur port du foulard islamique. Mais que signifie vraiment cette décision ? Décryptage.
Deux affaires, une question : peut-on obliger une salariée à retirer son voile ?
La Cour, basée à Luxembourg, a rendu son avis dans deux cas, en Belgique et en France, de femmes musulmanes estimant avoir été discriminées au travail - en l'occurrence licenciées- en raison de leur port du foulard islamique. Dans le dossier belge, l'employée ne portait pas le foulard au moment de son embauche comme réceptionniste en 2003 par le groupe G4S, qui fournit des services de surveillance et de sécurité. Mais trois ans plus tard, elle fait part à son employeur de sa décision de porter le foulard, malgré la politique de neutralité affichée d'abord oralement, puis par écrit, par l'entreprise qui interdit le port de signes politiques, philosophiques ou religieux. Elle est alors renvoyée en 2006.
Dans le dossier français, il s’agit du cas d'une ingénieure d'étude employée par la société française Micropole, qui portait le foulard au moment de son embauche en 2008. Lors d'un rendez-vous avec un client, ce dernier s'était plaint et avait exigé qu'il n'y ait "pas de voile la prochaine fois". Micropole avait transmis cette requête à son employée, qui avait refusé. Elle a été licenciée en juin 2009.
En l’absence de règlement intérieur, la liberté des employeurs est limitée
Ce sera aux juridictions belges et françaises de trancher pour ces deux salariées. Mais la Cour européenne a tout de même donné des indications et des précisions de droit, censées s’appliquer à tous les pays de l’Union européenne. Les juges font la distinction entre deux types d’entreprises : celles qui ont un règlement intérieur fixant des objectifs de neutralité, et les autres. Dans les cas où il n’y a pas de règlement intérieur, la liberté des employeurs est extrêmement limitée. En effet, dans ce cas, l’interdiction de porter un signe religieux doit être justifiée par "une exigence professionnelle essentielle et déterminante, pour autant que l’objectif est légitime et que l’exigence est proportionnée".
" La volonté d’un employeur d’afficher une image de neutralité vis-à-vis de ses clients est légitime "
En clair, l’entreprise ne doit pas avoir d’autres choix que l’interdiction. "Cette notion renvoie à une exigence objectivement dictée par la nature ou les conditions d’exercice d‘une activité professionnelle et ne couvre pas des considérations subjectives", insistent les juges européens. Et le refus d’un client de voir une salariée voilée ne constitue pas un motif légitime pour l’obliger à enlever son voile. "La volonté d’un employeur de tenir compte des souhaits du client de ne plus voir ses services assurés par une travailleuse portant un foulard islamique ne saurait être considérée comme une exigence professionnelle essentielle et déterminante", écrit la Cour. Dans le dossier français, il y a donc fort à parier que la justice française décidera d’invalider le licenciement, sauf si l’entreprise apporte la preuve qu’elle disposait d’un règlement intérieur.
Avec un règlement intérieur, la neutralité peut s’imposer
Car dans le cas où il y a un règlement intérieur, comme dans l’affaire belge, la situation est toute autre. "L'interdiction de porter un foulard islamique, qui découle d'une règle interne d'une entreprise privée interdisant le port visible de tout signe politique, philosophique ou religieux sur le lieu de travail, ne constitue pas une discrimination directe fondée sur la religion ou sur les convictions", concluent les juges. En clair, une entreprise qui s’est dotée d’un règlement intérieur fixant des critères de neutralité à ses employés peut les licencier si ces derniers ne le respectent pas. Ce règlement intérieur doit s’appliquer de la même manière à tous, quelle que soit la religion du salarié.
Mais toutes les entreprises ne peuvent pas se doter d’un tel règlement intérieur. En effet, ce dernier doit être justifié par un "objectif légitime" et mis en place par des moyens "appropriés et nécessaires". La Cour européenne laisse le soin à chaque Etat de fixer ce qu’est un "objectif légitime". Mais elle en donne tout de même un exemple, susceptible de concerner de nombreuses entreprises. "La Cour relève que la volonté d’un employeur d’afficher une image de neutralité vis-à-vis de ses clients tant publics que privés est légitime, notamment lorsque seuls sont impliqués (par le règlement intérieur) les travailleurs qui entrent en contact avec les clients. En effet, ce souhait se rapporte à la liberté d’entreprise", peut-on lire dans le communiqué des juges. En clair, le contact avec les clients peut justifier l’interdiction du port d’un signe religieux par un règlement intérieur.
Dans le dossier belge, les juges nationaux devront donc déterminer si le règlement intérieur de l’entreprise correspondait bien à un "objectif légitime". Et s’il s’appliquait de la même manière à tous.