Le rendez-vous est inédit. Ce week-end, les 118 évêques catholiques de France, réunis en assemblée plénière à Lourdes, accueilleront sept ou huit victimes de pédophilie pour des groupes de travail consacrés à "l'accompagnement des personnes", "la place et le recours au droit", ou encore "l'atteinte spirituelle". L'occasion pour l'Eglise d'afficher son travail dans la lutte contre les abus sexuels du clergé, explique à Europe 1 Philippe Portier, historien du catholicisme et directeur du Groupe sociétés, religions et laïcités au CNRS.
La décision d'accueillir des victimes d'abus sexuels lors de la réunion des évêques de France est-elle étonnante ?
Il faut inscrire cette démarche dans une politique de plus long terme. En France, les interrogations de la religion catholique autour de la pédophilie remontent au début des années 2000, au moment des enquêtes d'ampleur en Irlande et en Angleterre. Mais ces dernières années, l'explosion médiatique du sujet, associée à la mobilisation des anciens enfants abusés devenus adultes, a conduit l'Eglise à rendre son action visible. Cela passe par toute une série de mesures et de dispositifs comme l'encadrement des prêtres, la mise en place d'une messagerie dédiée aux victimes, ou d'une cellule permanente de lutte contre la pédophilie, en 2016. Autant de mesures qui montrent que l'Eglise ne restent pas inerte face à l'ampleur du problème : ces deux dernières années, les évêques ont reçu environ 200 témoignages de victimes de pédophilie, soit autant qu'entre 2010 et 2016.
L'assemblée plénière se réunit deux fois par an, à l'automne et au printemps. Pourquoi cette démarche intervient-elle spécifiquement maintenant ?
À cette tendance de fond viennent s'ajouter des éléments conjoncturels. Il y a la mise en accusation du cardinal Barbarin (poursuivi pour non-dénonciation d'agressions sexuelles, ndlr), le jugement de l'ancien archevêque d'Orléans, et la demande de Témoignage Chrétien de créer une commission d'enquête parlementaire sur la pédophilie dans l'Eglise. Tout cela contribue à accélérer le mouvement : pour sortir la tête haute, il faut que l'Eglise montre sa véritable compassion envers les victimes. Derrière, il y a un autre enjeu : c'est le fait que la population catholique, pas forcément pratiquante, est outrée par ces scandales. La réflexion n'est plus celle du XIXème siècle : aujourd'hui, les droits des enfants sont sacralisés. Le risque est donc qu'une partie de cette population s'éloigne de l'Eglise, comme cela a été le cas en Irlande, par exemple.
Faut-il aussi y voir une volonté de l'Eglise de "reprendre la main" sur cette crise ?
Il y a eu de la part des évêques eux-mêmes une prise de conscience de la souffrance des enfants et de la trahison des prêtres pédophiles. Pour cela, ils acceptent en partie le regard externe sur leur propre action : depuis deux ans, les actes et les auteurs d'actes sont systématiquement dénoncés à la justice. C'est une certaine forme de révolution, qui va contre l'idée que l'Eglise est une société parfaite.
Mais d'un autre côté, je pense que l'Eglise aurait beaucoup de difficultés à accepter la mise en place d'une commission d'enquête parlementaire, qui risquerait de porter atteinte à sa capacité d'organisation. De ce point de vue, il y a une volonté de déminer la crise, car le feu menace.
Ce "déminage" se fera par petits comités, dans des groupes de travail, et pas dans l'hémicycle de l'assemblée des évêques, comme le souhaitait par exemple l'association La Parole libérée…
Deux positions s'opposent. Les évêques disent que cela permettra une parole plus sensible, une écoute plus personnalisée, parce qu'on parle mieux les yeux dans les yeux que face à 120 personnes. Dans l'hémicycle, il est vrai que vous avez une grande distance entre l'orateur et le corps des évêques qui écoutent. Mais d'un autre côté, les propos qui s'énoncent à l'assemblée plénière peuvent être repris par les journalistes présents et cela donne à la parole une plus grande force. Devant tous les évêques, un témoignage pourrait aussi donner lieu à des oppositions que l'Eglise n'a pas intérêt à montrer, entre, par exemple, des évêques favorables à la création d'une commission d'enquête parlementaires, et d'autres qui préféreraient se contenter du statu quo.
Peut-on attendre d'autres étapes symboliques comme celle-ci ?
L'Eglise a déjà l'impression d'avoir pris le problème à bras le corps et souligne la mise en place de nombreuses mesures. Deux axes pourraient être poursuivis pour aller plus loin. D'abord, réfléchir à un dispositif d'enquête généralisé - comme cela a été le cas en Australie, en Irlande ou aux Etats-Unis - avec des acteurs politiques ou des experts, sans attendre les plaintes, pour comprendre comment l'Eglise a pu permettre ces abus. Cela reposera cette fameuse question de la commission d'enquête parlementaire et des déterminations politiques qui peuvent jouer dans ces cas-là. Une autre option consisterait en la mise en place d'une mission d'experts non désignés par les évêques. Mais qui les choisirait ? La réponse n'est pas tranchée.
L'autre question soulevée est celle du statut même du prêtre dans l'Eglise. Qu'a-t-il le droit de faire ou pas ? Doit-il se marier ? Ces réflexions-là ne sont clairement pas à l'ordre du jour.