Trois ans. C'est le temps qu'il a fallu à Reed Albergotti et Vanessa O'Connell pour analyser, décrypter et retranscrire la mécanique qui a fait de Lance Armstrong l'un des plus grands tricheurs de l'histoire du sport. Dans leur ouvrage Lance Armstrong : Itinéraire d'un salaud* - traduction très libre du titre original Wheelmen, jeux de mots avec wheel, roue, signifiant "rouleurs" (dans la farine ?) -, les deux journalistes du Wall Street Journal compilent documents, révélations et informations recueillis auprès des proches de l'idole déchue ou d'Armstrong lui-même (Une grande partie des documents sont disponibles en téléchargement à cette adresse : http://armstrongitineraire.fr/documents/). Il en résulte le portrait d'un homme consciencieux, qui a bénéficié de l'inertie du monde cycliste et des largesses (à tous points de vue) de ses sponsors. Europe1.fr a rencontré l'un des deux auteurs de l'ouvrage, Reed Albergotti, qui nous détaille la raison d'être de ce livre enquête.
"Quand avez-vous commencé à travailler sur Lance Armstrong ?
J'ai commencé à travailler dessus en 2006, au moment où de grandes affaires de dopage ont éclaté : le rapport Mitchell dans le baseball, l'opération Puerto dans le cyclisme. A cette époque, il était déjà acquis qu'Armstrong s'était dopé durant sa carrière. J'avais lu des articles de gens comme Pierre Ballester ou Damien Ressiot (de L'Equipe). Il n'y avait de doute pour personne sur le fait qu'il s'était dopé, mais il n'y avait pas de preuve à proprement parler non plus. Armstrong étant à la retraite, il était difficile pour nous d'obtenir les moyens d'enquêter. Les Américains ne sont pas de grands fans de cyclisme. C'était un défi de pouvoir écrire sur le cyclisme dans un quotidien comme le Wall Street Journal. Quand Armstrong a annoncé son retour à la compétition en 2009, toutes les informations que j'avais rassemblées depuis 2006 sont devenues à nouveau pertinentes. Le premier article que j'ai écrit concernait la volonté d'Armstrong de racheter le Tour de France en compagnie de Thom Weisel, fondateur de Tailwind Sports, qui gérait l'équipe US Postal. Mais le tournant est arrivé en 2010 quand Floyd Landis a envoyé ses mails accusateurs contre Armstrong et qu'il s'est livré à deux reprises à notre journal. C'est devenu une grande affaire et le Wall Street Journal nous a laissé travailler. Et le résultat est là aujourd'hui (sourire) !
Votre objectif n'est-il pas de montrer que, derrière la triche, il y avait aussi une logique économique ?
Le cœur du livre, ce n'est pas le sport, mais la personnalité d'un homme, narcissique. Armstrong était un compétiteur acharné, mais il n'a pas agi seul. Des gens l'ont aidé : amis, partenaires, sponsors, représentants : ils ont tous travaillé ensemble. Certains savaient précisément ce qui se passait, d'autres ont volontairement fermé les yeux et ont laissé des choses étranges se dérouler : des investissements de Thom Weisel, propriétaire de l'US Postal, pour Hein Verbruggen, alors président de l'Union cycliste internationale (UCI), des dons d'Armstrong à l'UCI, d'autres sommes que Nike aurait payées. Nous avons également mis à jour des emails dans lesquels l'un des principaux sponsors d'Armstrong, le fabricant de vélos Trek, se demande ouvertement si le coureur s'est dopé ou non, s'il triche ou non. Mais tous ces sponsors ont voulu continuer avec lui malgré tout. Parce qu'il leur permettait de gagner tellement d'argent. Ils ont refusé de regarder la vérité en face. On appelle ça aux Etats-Unis de l'"aveuglement volontaire".
Vous avancez l'hypothèse qu'Armstrong serait le produit de la volonté américaine de dominer le cyclisme...
Thom Weisel, qui possédait l'équipe US Postal, entendait en faire une équipe américaine. Vous pouvez le voir de cette façon : "si Armstrong n'avait pas été là, il y en aurait eu un autre : Tyler Hamilton, Floyd Landis, Kevin Livingston, etc.". Je ne minimise pas la responsabilité d'Armstrong. Il avait beaucoup de pouvoir mais, quand vous prenez un contexte plus global, vous vous rendez compte que le cyclisme américain tentait d'avoir ce résultat depuis 20 ou 30 ans.
Comment avez-vous réagi à ses aveux publics ?
Je savais ce qu'il allait dire, qu'il allait admettre s'être dopé, etc. Mais cela restait surprenant et passionnant de l'entendre le dire. Il s'est montré narcissique, n'a montré aucun remords et a essayé de minimiser les dommages qu'il avait causés. Il pensait qu'en admettant la vérité, il allait être en quelque sorte pardonné immédiatement. Mais vous ne pouvez mentir pendant aussi longtemps et vous en prendre aux gens pendant aussi longtemps et espérer vous en sortir avec un show télévisé. Là aussi, il a échoué. Après son passage chez Oprah, certains l'ont vu comme un "sociopathe". Quelques jours plus tard, j'ai pris un petit-déjeuner avec (son ancien coéquipier à l'US Postal lui aussi convaincu de dopage, ndlr) Tyler Hamilton, qui était à New York, et il m'a dit qu'il n'avait jamais vu autant d'émotion sur le visage de Lance Armstrong. Ça m'a beaucoup surpris parce que je n'avais pas trouvé qu'il avait montré beaucoup d'émotion, justement. Cela vous montre quel type de personnage il est. C'est presque un personnage robotique.
Quel est, aujourd'hui, l'avenir de Lance Armstrong ?
Il a beaucoup parlé dans les médias. Il commence à dire : "je sais des choses". Il a accusé Verbruggen d'avoir camouflé le contrôle positif aux cortcoïdes en 1999. Il parle d'écrire un livre. Un "vrai" livre, je veux dire (rires). Mais il est engagé dans une bataille judiciaire avec le gouvernement américain après les révélations de Floyd Landis. L'US Postal était en effet financée par de l'argent public. Armstrong pourrait être amené à payer jusqu'à 120 millions de dollars (87 millions d'euros). Il pourrait également payer jusqu'à 13 millions de dollars à la société d'assurances Texane SCA Promotions (9,4 millions d'euros). Il doit régler ces affaires s'il veut revenir à la compétition, au triathlon. Il pourrait alors retrouver des sponsors, se reprentir, mais il ne pourra jamais redevenir le héros qu'il a été. Ou qu'il aurait voulu être."
*Lance Armstrong, itinéraire d'un salaud, par Reed Albergotti et Vanessa O'Connell, Ed. Hugo Sport, 380 pages, 19,95 euros, déja disponible.
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