Battu deux fois sur trois depuis le début du Tournoi des Six Nations, le XV de France, qui se déplace samedi en Italie, pourrait terminer la compétition au-delà de la troisième place pour la quatrième fois de rang. Les Bleus, vitrine du rugby français, sont devenus une équipe ordinaire. C'est ce constat qui a poussé l'ancien troisième ligne tricolore Serge Betsen à écrire Les sept plaies du rugby français*, un réquisitoire construit et argumenté qui tombe à pic alors que les Bleus n'ont jamais semblé autant tâtonner que lors de ce Tournoi 2015. Europe 1 a confronté les idées de l'ancien international, qui ambitionne de devenir entraîneur à moyen terme, et notre consultant, Eric Blanc, dans un débat qui tente de prendre la hauteur sur les raisons du mal-être rugbystique français.
"Serge, le premier chapitre de votre ouvrage s'intitule "Les jeunes déjà hors-jeu". Le problème du XV de France se situe-t-il à la base ?
Serge Betsen : "il y a un problème de détection des talents parce que culturellement, on ne l'a pas développé. On n'a pas su capitaliser sur les effets bénéfiques de la Coupe du monde 2007 organisée en France. Et si je remonte à mon exemple personnel, je suis venu au rugby par un hasard complet. Il n'y a pas eu de sélection ou de détection.
Eric Blanc : "il y a quand même eu un progrès par rapport à nos époques dans le sens où il y a certains clubs qui possèdent aujourd'hui cette politique de détection. Je pense notamment au club de Massy, à Gennevilliers ou Courbevoie aussi. Les grands clubs de Top 14 font des journées de détection. Il y a une aspiration mais peu d'élus, car le niveau est tellement élevé. A notre époque, il n'y avait pas autant de concurrence et aujourd'hui, ça devient très compliqué pour un jeune de réussir, vu le nombre d'étrangers et le niveau de jeu...
Eric évoque la question des joueurs étrangers. On a beaucoup parlé cette année de l'arrivée du Sud-Africain Rory Kockott chez les Bleus. Serge, vous écrivez : "voir le rugby français sélectionner des troisièmes ou des quatrièmes choix de nations concurrentes pour en faire leurs fers de lance, la pilule a du mal à passer".
Serge Betsen : "je ne veux pas par là critiquer le joueur qui arrive d'Afrique du Sud ou de Nouvelle-Zélande, qui est venu en Europe pour vivre de son sport, et qui se trouve sélectionné. Tant mieux pour lui. Je me mets aussi à la place des clubs qui possèdent des internationaux français. Il les perd une bonne partie de la saison. Il est donc tentant de recruter autrement, et notamment des joueurs étrangers. Je pense notamment à un club comme Toulouse, qui a toujours formé des internationaux.
Eric Blanc : "le problème du Stade toulousain est que son modèle était bon il y a dix ans, quand les meilleurs joueurs français venaient le rejoindre. Les nouvelles puissances du rugby français, le RC Toulonnais, le Racing, l'Union Bordeaux-Bègles, sont allés chercher des joueurs étrangers parce que les meilleurs français étaient sous contrat. Ce n'est pas malsain, c'est juste divergent avec l'équipe de France. Sur les joueurs étrangers sélectionnés avec les Bleus, je dis 'pourquoi pas' mais il faut sélectionner ceux qui apportent une vraie plus-value. Sélectionner un joueur qui ne reste que trois-quatre ans chez nous plutôt qu'un joueur formé ici, ça peut poser un problème. Il y a déjà déjà des éducateurs qui disent : on ne va bientôt plus reconnaître l'équipe de France.
Il n'y a pas que la difficulté à faire émerger les joueurs, il y a aussi la question de l'identité de jeu. Serge, vous écrivez : "le chemin que l'on a privilégié en France, ces dernières années, est clairement celui du muscle".
Serge Betsen : "il n'y a pas qu'en fonçant tout droit dans le mur qu'on trouve des solutions. En France, on ne parle pas de stratégie, mais on parle du physique, d'un joueur qui est blessé, d'un joueur qui n'est pas sélectionné. Je n'ai pas entendu ce que les joueurs doivent faire pour prendre du plaisir et réussir au mieux.
Eric Blanc : "après avoir eu de mauvais résultats chez les jeunes, on a essayé de rattraper notre déficience athlétique et physique. Aujourd'hui, il y a tout ce qu'il faut à l'entraînement, les capteurs, les GPS, les drones. Mais, d'un autre côté, on a peut-être oublié en chemin, ce que dit Serge, la stratégie, la tactique, la technique individuelle, la lecture du jeu. Chez les Blacks, il y a cette volonté de maîtriser les trois "S" : "support, speed and space", le soutien, la vitesse et l'espace. Nous, on a essayé de répondre au défi physique, et on a peut-être fabriqué des joueurs robotisés.
Serge Betsen : "il y a un an et demi, j'ai croisé un jeune troisième ligne qui m'a expliqué que, lors de sa présentation à un centre de formation, on lui a demandé de prendre dix kilos, mais sans démarche d’entraînement ou d'accompagnement alimentaire.
Avec le risque de céder à la tentation du dopage...
Serge Betsen : "forcément, parce qu'on lui donne un objectif qui est clair mais on ne lui donne pas les moyens de savoir comment il va l'atteindre. C'est là où je pointe du doigt notre manque de formation, d'accompagnement."
Vous pointez du doigt également l'absence de leaders en équipe de France...
Serge Betsen : "on ne cultive pas assez chez nous cette approche du leadership. Dans le livre, je prends l'exemple du handball où Daniel Constantini puis Claude Onesta ont fait grandir leur sport avec des athlètes et des joueurs qui ont du caractère. Aujourd'hui, on demande à un rugbyman de faire telle ou telle chose mais on ne lui demande plus de réfléchir sur son sport ou on ne lui en donne pas l'occasion. C'est ce que j'ai observé pendant deux ans à la vice-présidence de Provale, le syndicat des joueurs."
Eric Blanc : "après la Coupe du monde 2011 et le Tournoi 2012, on a perdu des leaders. Puis après, il y a eu les mauvais résultats. Philippe Saint-André a testé 81 joueurs en trois ans et demi. Plus tu changes une équipe, plus tu l'affaiblis. Et ne trouvant pas de solution, "PSA" n'a pas trouvé de leader non plus. Au pays de Galles, George North, à 22 ans seulement, a déjà 50 sélections. Nous, on n'a pas arrêté de remettre en cause le niveau de certains. Il y a perte de confiance et d'automatismes, on fait tout dans le désordre. Même ceux qui ont de la bouteille sont écrasés par les échecs. On a peut-être perdu trois ans et demi, à ne pas construire une identité collective. On va arriver masqués à la prochaine Coupe du monde. Personne ne connaît le jeu qu'on va mettre en œuvre, on va jouer en mode commando."
Qu'est-ce qu'on peut encore améliorer dans la relation entre la Ligue et la fédération, souvent présentée comme le nœud gordien du problème ?
Serge Betsen : "pour moi, ça ne sert à rien de faire une liste de joueurs protégés dans leur club (la fédération a identifié 30 joueurs qui ne doivent pas disputer plus de 30 matches toutes compétitions confondues avant la Coupe du monde, ndlr), comme ça a été le cas cette année. Il y en a qui jouent trop et d'autres pas assez. Il faut aller vers l'individualisation dans l'accompagnement de ces joueurs-là pour tirer le meilleur d'eux, pour identifier leurs besoins, notamment en termes de temps de jeu.
Eric Blanc : "il y a quand même eu des avancées. Là, il y a neuf joueurs qui n'ont pas joué le week-end dernier, en Top 14, et qui vont certainement jouer le week-end prochain en Italie. Il y a des passerelles, ça se passe mieux qu'avant. C'est pratiquement insoluble. Les joueurs sont le capital des équipes et je pense que les managers essaient de gérer au mieux ces joueurs internationaux. Contrairement à l'Angleterre, les joueurs n'appartiennent pas aux fédérations. Les clubs sont trop importants. Et puis je reviens à cela, mais le Top 14 c'est 50% d'étrangers. La Pro D2 devrait être un laboratoire pour nos jeunes. Les Etrangers tirent les Français vers le haut mais en Pro D2, il faut ouvrir la porte à nos jeunes."
Serge, seriez-vous favorable justement à l'établissement de nouveaux quotas pour les joueurs étrangers ?
Serge Betsen : "le cas des joueurs étrangers est une règlementation que l'on doit pouvoir changer mais parler de quotas n'a pas de sens. Je suis d’origine africaine, né au Cameroun, et avoir un discours de ce type ne me va pas du tout. Pourquoi pas en revance cette idée liée à la Pro D2 ? On pourrait faire également comme la NBA où justement il y a un processus de recrutement des joueurs (draft) et de formation (avec les ligues de développement).
Eric Blanc : "je ne suis pas favorable à une ligue fermée parce que sportivement ça veut dire qu'il n'y a plus de montée et donc plus de rêve. Je prends le cas de Nice, grande ville de France, qui est aujourd'hui en Fédérale 2, et qui, en cas de l'arrivée d'un grand investisseur, ne pourrait alors pas monter ? Le rugby français a intérêt à favoriser l'ensemble du territoire. (...) En conclusion, je dirais que, dans l'hémisphère sud, le joueur fait partie du projet collectif de la sélection, auquel il est rattaché. Peut-être qu'on jouerait mieux si c'était le cas, mais ça dépend des hommes aussi, est-ce qu'on a un Read, un Keano, un Carter... On a l'impression que si on changeait tout, ou aurait obligatoirement des joueurs, mais il faudrait derrière toute une organisation, une formation, une détection et une vision...
Serge Betsen : "mais c'est ce qu'il faudrait mettre en place ! Je ne suis pas d'accord avec toi sur Keano ou Carter. Je crois qu'on a des joueurs en France qui sont deux fois plus doués et qui ont juste besoin d'être accompagnés. Quand je dis ligue fermée, ça pourrait être réduire le Top 14 à 12 et n'avoir qu'une seule montée ou une montée tous les deux ans. Ça pourrait permettre à des clubs de se structurer et d'alléger le calendrier. Il faut qu'on puisse réfléchir aussi à la santé et à l'intégrité du joueur. Pour avoir des joueurs frais physiquement et mentalement au sein du XV de France, pour pouvoir briller dans les grandes compétitions. Et les gagner."
*Les sept plaies du rugby français, Serge Betsen, Hugo Sport, 149 pages, 14,95 euros, disponible
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