Gabriella Papadakis et Guillaume Cizeron sont devenus mardi à l'issue de l'épreuve de danse sur glace les premiers médaillés tricolores en patinage artistique depuis Marina Anissina et Gwendal Peizerat, "dorés" aux JO de Salt Lake City en 2002. À l'époque, le titre olympique du couple tricolore s'était accompagné d'une énorme polémique cristallisée autour du comportement de la juge française Marie-Reine Le Gougne, accusée d'avoir été la clé de voûte d'un arrangement entre les fédérations russe et française.
Seize ans plus tard, on remet ça, ou presque. Le président de la Fédération française, Didier Gailhaguet, qui était déjà là à Sotchi et qui avait été suspendu trois ans dans la foulée pour son rôle dans l'arrangement supposé, a pointé du doigt la présence dans le jury d'une juge canadienne, également présidente de la Fédération. "Ça aurait été mieux avec un métal plus doré", a lâché Didier Gailhaguet après la médaille d'argent de Papadakis-Cizeron, dans des propos repris par Le Parisien. "Il y avait une salle remplie de Canadiens, et une juge qui ne s'est pas comportée correctement hier (lundi)..." Derrière les accusations, quelle est la part de légalité (et de réalité) dans ce début de polémique ?
- Est-il normal qu'une juge canadienne fasse partie du jury ?
Cette juge dont parle Didier Gailhaguet s'appelle Leanna Caron et elle est canadienne, soit la même nationalité que le couple vainqueur, Tessa Virtue et Scott Moir. On ne sait pas si c'est "normal", mais ce n'est en tout cas pas contraire au règlement. Mardi, neuf juges étaient chargés de noter les patineurs lors du programme libre de danse sur glace, et parmi eux, il y avait également un Russe, un Japonais ou une Américaine, qui avaient tous des représentants dans la compétition. Mais pas de Français.
Ça n'avait pas été le cas lors du programme court, où Christine Hurth avait officié. Mais, entre les deux programmes, le jury est renouvelé et quatre nouveaux membres font leur entrée, comme le stipule le règlement. Les cinq autres sont tirés au sort parmi les neuf qui avaient déjà officié lors du programme court. Les membres du jury sont issus des différentes fédérations membres de la Fédération internationale.
- Qu'est-ce qui irrite surtout le président de la Fédé française ?
Il se trouve que la juge canadienne est également présidente de la Fédération canadienne de patinage. Une sorte de juge et partie, donc. Rien d'illégal non plus là dedans, mais, pour Didier Gailhaguet, cela constitue "un problème". "C'est un problème que nous avons mentionné depuis longtemps", a-t-il commenté mardi, dans des propos repris par Le Figaro. "Les règles permettent à la juge canadienne d'être en même temps présidente de la Fédération canadienne. Elle a le droit de juger mais sur le plan de l'éthique, ce n'est pas terrible et cela donne une mauvaise image. L'ensemble des juges les a mis premiers sur la note artistique (lors du programme court). Elle les met 8èmes (en réalité 2èmes)... No comment."
Avant même la compétition, le président de la FFSG avait pointé du doigt ce qui constitue quand même une incongruité, vu de l'extérieur. Selon Annick Dumont, consultante sur France Télévisions, le président de la fédération américaine avait refusé d'officier à Pyeongchang. "Quand vous avez des présidentes de Fédération qui se sentent obligées d'être dans le jury pour mieux défendre leurs sportifs, je me dis que ça sent la panique à bord", expliquait-il alors à BFMTV. "Jamais une telle idée nous serait venue à l'esprit. Il y a des règles, un code d'éthique..." Rappelons, quand même, que Didier Gailhaguet avait été suspendu trois ans après les JO de Salt Lake City pour un tel manquement au code éthique…
- La juge canadienne a-t-elle favorisé ses athlètes ?
La réponse est oui, incontestablement oui. Un rapide coup d'œil aux documents officiels permet de s'en rendre compte. Si le site des JO ne nomme pas les juges pour préserver leur anonymat, se contentant de leur assigner un numéro, ce n'est pas le cas de la base de données Skating Scores, qui répertorie tous les classements des grandes compétitions de patinage. On peut alors se rendre compte que la juge canadienne s'est montrée la plus sévère envers le couple français : 4 notes de 2 pour des éléments techniques, notés de -3 à 3, et aucun 10 aux patineurs français sur les cinq notes de présentation artistique, notées sur 10. En revanche, la juge canadienne n'a mis que des 3 à Virtue-Moir en technique et quatre 10 sur cinq possibles en artistique, leur accordant un 9,75 en patinage, comme pour éviter le score (trop) parfait…
Ce tableau montre que la juge canadienne a été sévère avec les Français (en jaune, les notes les plus basses sur chaque élément) :
Plus spectaculaire encore sont les notes données aux deux autres couples canadiens engagés : Kaitlyn Weaver-Andrew Poje, 7èmes du libre, et Pipe Giles-Paul Poirier, 8èmes. Leanna Caron les a notés bien plus généreusement que ses confrères, les classant respectivement 3èmes et 5èmes du programme. La différence de notation saute surtout aux yeux pour le premier couple, que tous les autres juges ont placé entre la 6ème et la 8ème place ! Ce simple constat permet de douter de l'impartialité de la juge canadienne.
- Les notes de la juge canadienne ont-elles pesé sur le résultat ?
Oui, mais peut-être pas autant qu'on pourrait le croire. Pourquoi ? Parce que, pour se prévenir d'écarts de notation trop importants, et comme c'est le cas dans d'autres disciplines des sports d'hiver où intervient un jury, comme le saut à skis ou le ski de bosses, par exemple, la note la plus élevée et la note la moins élevée sont enlevées du décompte final. Ce qui ne signifie pas pour autant que les notes de la juge canadienne n'ont pas influencé le résultat, bien au contraire, mais le différentiel est plus marginal. Si l'on s'attarde par exemple sur les notes données à Papadakis-Cizeron sur le libre, le choix de Leanna Caron influence quatre des neuf notes techniques et trois des cinq notes artistiques.
Un rapide calcul mathématique permet de se rendre compte que chacun de ses choix fait environ perdre de 0,07 à 0,1 point à Papadakis-Cizeron, dans l'hypothèse où la juge canadienne aurait noté les Français au maximum. Au total, c'est plus d'un demi-point que le couple aurait donc pu espérer récupérer. Et c'est plus encore sur le programme court, où, comme le souligne Didier Gailhaguet, la juge canadienne a donné le moins bon total aux Français, à la fois en technique et en artistique, lui, si loin de Virtue-Moir. Là encore, une notation favorable à Papadakis-Cizeron de la juge canadienne leur aurait sans doute fait gagner un demi-point. À l'arrivée, ils s'inclinent de 0,79 point face à Virtue-Moir…
- Comment a réagi le couple français à cette polémique ?
Avec beaucoup de sérénité. Gabrielle Papadakis et Guillaume Cizeron ont refusé d'alimenter la polémique. "Il faut bien que les juges viennent de quelque part, il y a des Français parfois", a éludé Guillaume Cizeron dans Europe Midi. Ce fut le cas effectivement lors du programme court. Et là aussi, la juge française a fait valoir les intérêts de "son" couple puisqu'elle est la seule avec la juge américaine à les mettre en tête du programme court. Elle est aussi celle qui a accordé la moins bonne note aux Canadiens… Cela confirme une étude publiée au début du mois par le site Buzzfeed, qui affirmait que la majorité des juges de patinage artistique présents à Pyeongchang favorisaient leurs athlètes…
Conclusion : Papadakis-Cizeron ont-ils perdu à cause du nouveau système de notation et de la présence d'un juge canadien ? Non, ils ont perdu d'abord car ils avaient de redoutables adversaires. Mais la présence de la juge canadienne dans les deux jurys des deux épreuves a été un mauvais coup du hasard, tout comme l'ont été l'épisode de la robe lundi mais aussi le tirage au sort du dernier groupe, mardi, qui a placé le couple canadien après le couple français dans l'ordre de passage, leur offrant ainsi un petit espace pour les dépasser…