Dire que Marcelo Bielsa aura marqué cette saison 2014-15 de Ligue 1 est un euphémisme. Tenez, pas plus tard que ce mercredi, alors que le PSG et l'OL se disputent le titre de champion de France, que les demi-finales de Ligue des champions enflamment le monde entier, l'hebdomadaire France football fait sa Une sur l'inénarrable coach argentin : "Le procès Bielsa". Dans le même temps, est disponible depuis ce jeudi en librairie Marcelo Bielsa : El Loco unchained*.
Il n'est pas ici question de procès. Bien au contraire. On y décrypte la (bonne) parole de Bielsa et on la donne, aussi, à ceux qui ont bien connu le mystérieux technicien, notamment lors de ses premiers pas outre-Atlantique. Il en résulte un petit ouvrage délicieux qui permet de mieux comprendre l'une des personnalités les plus étonnantes du football actuel. Pour aller encore plus loin, et briser (ou non) certaines idées reçues, nous avons soumis l'auteur, Thomas Goubin, à la question.
"Marcelo Bielsa ne figure pas parmi les quatre meilleurs entraîneurs de la saison des Trophées UNFP. Ça semble trahir une incompréhension. On ne semble pas savoir en France si c'est un bon entraîneur ou pas... Alors, qu'en est-il ?
Juger un entraîneur sur une saison est toujours aventureux, surtout s'il s'agit d'un homme qui découvre l'environnement dans lequel il évolue, et qui ne parle pas la langue du pays où il travaille. Avec un effectif amputé de son meilleur joueur, Mathieu Valbuena, l'OM a tout de même terminé la première phase du championnat en tête en proposant un jeu attractif et offensif, une audace aussi rare que précieuse pour la L1. Mais si l'on juge Bielsa comme grand responsable de ce visage séduisant offert par l'OM, on ne peut pas non plus l'exonérer de toute responsabilité dans la deuxième partie de championnat décevante des Phocéens. Son entêtement à ne pas changer son onze, malgré la méforme de certains éléments, ou sa rigidité tactique, sont des travers qu'on lui connaissait et qu'il a reproduit à l'OM.
En général, on souligne que Bielsa n'a jamais gagné de titre significatif dans sa carrière...
Certes, il a peu gagné (trois championnats d'Argentine et une médaille d'or olympique, tout de même), mais il a réussi à sublimer des équipes, comme la sélection chilienne ou l'Athletic Bilbao (finaliste de la Ligue Europa et de la Coupe du Roi en 2012, ndlr). On pourrait parler de victoires sans trophée. Bielsa a aussi rejeté des offres de l'Inter Milan et du Real Madrid, car il préfère la difficulté, et qu'il est un formateur dans l'âme. 'Il ne faut pas évaluer ce qui a été obtenu, mais ce qui a été mérité', rappelle-t-il. Dans sa meilleure 'version", Bielsa sait tirer le maximum de ses joueurs et contribue à révéler des qualités insoupçonnées chez certains éléments. Quand il part, une idée reçue veut que son club ressemble à un champ de ruine, mais généralement, il a surtout fait prendre de la valeur à son effectif.
Marcelo Bielsa, que vous décrivez comme un "esprit scientifique à la sensibilité artistique", valorise le beau sur le résultat. N'est-il pas finalement anachronique dans notre société actuelle ?
Dans sa préparation des rencontres, Marcelo Bielsa est un homme excessivement rationnel. Mais ses idéaux vont parfois à l'encontre des conclusions qu'il tire. Ses partisans le remercient de ne pas tout sacrifier sur l'autel du résultat, de privilégier le jeu offensif quelles que soient les circonstances, et de préconiser l'utilisation de moyens nobles pour parvenir au succès. Ses détracteurs estiment qu'il manque de réalisme, de pragmastisme, qu'il s'agit d'un utopiste donneur de leçons. Mais aujourd'hui, Bielsa inspire des entraîneurs comme Jorge Sampaoli, qui assure sa brillante succession à la tête du Chili, ou Mauricio Pochettino, l'entraîneur de Tottenham, que Bielsa avait dirigé quand il était joueur à Newell's Old Boys et avec l'Argentine. Sans parler de l'admiration que lui voue Guardiola. Des entraîneurs que l'on peut difficilement taxer de passéistes...
Visionnage compulsif de vidéos, opposition frontale avec ses dirigeants, souci maladif du détail : Bielsa est-il fou ou incarne-t-il une dévotion totale à son travail ?
Comme il le dit lui-même, certaines de ses réactions exagérées font qu'on le considère comme fou, comme lorsqu'il bouscule le maître d'oeuvre de la rénovation du centre d'entraînement de l'Atheltic Bilbao pour un retard sur le chantier, ou quand il amène 7.000 vidéos avec lui lors de la Coupe du Monde 2002, où l'Argentine échouera au premier tour, ce qui reste la grande blessure de sa carrière. Bielsa est un maniaque de travail. Il a d'ailleurs convenu qu'il ferait mieux parfois de regarder un film plutôt qu'une vidéo supplémentaire de son adversaire, mais son sens de l'honneur l'amène à aller au-delà du maximum pour préparer son équipe, même s'il s'imputera de toute manière chaque défaite, en pensant qu'il a failli quelque part. Son exigence implacable envers lui-même le fait souffrir bien au-delà du raisonnable.
En parlant de vidéos, vous citez Bielsa disant : "Je regarde des vidéos pour attaquer, pas pour défendre". Est-ce que Bielsa n'oublie pas tout un pan du football quand il ignore de manière aussi tranchée le football défensif ?
Plutôt que d'oublier, il choisit de privilégier l'offensive, parce qu'il estime aussi que les bases du jeu défensif sont assez simples et ne demandent pas autant de travail que trouver des voies pour déséquilibrer l'adversaire. Bielsa pourrait demander à ses joueurs de subir, mais cela ne l'intéresse pas. Il estime que l'élément essentiel du football comme sport de compétition est le public, et qu'il se doit de lui offrir un spectacle attrayant. De manière plus rationnelle, il estime aussi qu'avoir la possession du ballon est le meilleur chemin pour accéder à la victoire. Evidemment, sa conception du football tranche dans un pays comme la France où la frilosité tactique prédomine...
Est-ce que Bielsa ne s'est pas enfermé dans son image de martyr du football offensif ? Il y a quelque chose de philosophique et de religieux dans la posture de Bielsa, non ?
Bielsa est un homme austère, incorruptible, qui accepte sa souffrance. Le matériel ne l'intéresse pas. Ce n'est pas un hasard, d'ailleurs, s'il apprécie d'échanger avec des religieux. Comme eux, l'entraîneur argentin est un homme en mission, qui vit son métier comme un sacerdoce. Il veut faire triompher une certaine idée du football, mais la dose d'utopie de sa posture peut aussi être le creuset de certaines de ses désillusions (élimination du Mondial 2002, défaite en finale de Ligue Europa, revers contre le PSG au Vélodrome…). Quoi qu'il en soit, la dimension éthique du personnage fait que son aura dépasse celle d'un simple entraîneur. Au Chili, il a été cité en modèle pour la nation et il se disait que si cet entraîneur si absorbé par son travail et si rétif aux honneurs s'était présenté à l'élection présidentielle, il aurait été élu..."
*Marcelo Bielsa, El Loco unchained, Thomas Goubin, Hugo Sport, 160 pages, 9,95 euros, disponible.