Ils passent leur journée à modérer des contenus en ligne, à supprimer des images pédopornographiques, de propagande djihadiste ou des messages violents. Certains sont aussi payés pour annoter les données qui servent ensuite à entraîner les logiciels d'intelligence artificielle. D'autres sont chargés de répondre à des enquêtes qui permettent d'améliorer les services en ligne. Tous font de "nouveaux métiers", de ceux qui n'existaient pas avant l'arrivée du web et l’explosion du numérique. Peu qualifiés - les modérateurs sont souvent recrutés sans conditions de diplômes - et faiblement payés, ils participent au bon fonctionnement des plateformes, mais dans des conditions de plus en plus décriées.
En fin de semaine dernière, une ancienne modératrice de Facebook a décidé d’attaquer le réseau social. Elle a développé un syndrome de stress post-traumatique suite à son passage dans les équipes de modération. "Facebook ignore son obligation de créer un environnement de travail sécurisé. Au lieu de ça, l’entreprise se repose sur un enchaînement constant de travailleurs indépendants qui sont traumatisés à vie par ce qu’ils ont vu à cause de leur travail", décrit la plainte dévoilée par l'agence de presse Reuters lundi. Lors de son passage chez Facebook, la modératrice dit notamment avoir dû traiter des "milliers de vidéos, d’images et de directs d’abus d’enfants, de viol, de torture, zoophilie, décapitation, suicides et meurtres". Dans un rapport inédit repéré par Le Figaro, l'Organisation internationale du travail (OIT) a d'ailleurs alerté sur les conditions de travail de ces "petites mains" du web.
Des travailleurs indépendants pour moins de responsabilités
"Une des transformations majeures du travail ces dernières années est liée à l'émergence des plateformes numériques. Cette nouvelle forme de travail n'a pas seulement bouleversé les business model, elle a aussi transformé les types et les modèles d'emplois de leurs secteurs", explique dès le départ le rapport d'un peu plus de 150 pages. Pour leur permettre plus de flexibilité et rester dans la ligne de leur business model, les plateformes ont tendance à employer des travailleurs indépendants ou des intérimaires en mettant en avant leur gain en "flexibilité et en indépendance", note le texte. Mais la réalité semble tout autre. Ce processus permet surtout aux plateformes de se dédouaner de "toute responsabilité légale ou sociale" sur ces travailleurs, soulève le rapport. D’autant plus qu’ils sont très mal payés : d'après les résultats de l'enquête, l'heure moyenne de travail, toutes plateformes confondues, serait de 4,43 dollars (3,77 euros) aux Etats-Unis.
Pour ce tarif, les salariés ne sont pas en charge de la modération. A la place, ils remplissent des formulaires qui permettent d'améliorer les différents services en ligne. C'est dans ce domaine que les postes sont les plus nombreux. Vient ensuite la collecte de données pour enrichir les bases de données des services de cartographie par exemple. Chaque adresse mail trouvée est alors rémunérée autour de dix centimes. La modération, elle, arrive en troisième position avec de nombreux postes offerts et des employés régulièrement surdiplômés pour le travail (37% de détenteurs d’un diplôme du supérieur). Selon le rapport, plus de 40% des travailleurs du web n'ont pas de quoi couvrir financièrement une situation d'urgence. Dans 20% des cas, ils ne sont même pas en mesure de subvenir à leurs "besoins basiques".
Des maladies et des syndromes de stress post-traumatiques
Malgré ces conditions de travail, tous reconnaissent l'avantage de pouvoir gérer leur temps et de travailler de chez eux. D'après l'étude, ces "petites mains" passent en moyenne 24 heures et 30 minutes à travailler à ce titre chaque semaine. Sur ce total, ils ne sont cependant payés que 18,6 heures, soit 6,2 heures non rémunérées. Surtout, "le besoin de garder un œil en permanence sur son travail, la spécificité des taches demandées et la nécessité de concilier différents fuseaux horaires obligent beaucoup de travailleurs à travailler de longues heures et à des heures atypiques", écrit l'Organisation internationale du travail. Plus de 50% des personnes interrogées pour l'étude expliquent travailler au moins six jours par semaine, tandis que 43% se consacrent à cette mission entre 22 heures et 5 heures du matin et 68% entre 20 et 22 heures. Dans la majorité des cas, ils occupent en effet un second poste dans la journée. Des horaires qui entraînent des dérèglements de leur rythme de vie et peuvent causer des fatigues chroniques.
Les horaires ne sont cependant pas le plus gros problème auxquels sont confrontés ces travailleurs. Certains d'entre eux, et plus particulièrement ceux qui sont chargés de la modération des contenus, peuvent contracter des syndromes de stress post-traumatique et des troubles sur le plan psychologique. En étant exposés quotidiennement à des contenus violents, offensants ou à caractères sexuels et avec, à chaque fois, quelques secondes seulement pour prendre une décision, ils sont confrontés au pire de ce que l'on peut trouver sur Internet. Et même si les grandes entreprises, comme Facebook, mettent en place un suivi pour ces travailleurs, il reste jugé insuffisant par certains observateurs.