Au XIXe siècle, la peinture ne peut être qu’un hobby pour les femmes, mais Berthe Morisot ne l’entend pas de cette oreille. Dans ce nouvel épisode du podcast Europe 1 Studio, "Au cœur de l'histoire", Jean des Cars revient sur le destin d’une artiste pionnière qui a su se faire une place dans le cercle des impressionnistes.
Être peintre a longtemps été une vocation réservée aux hommes. Au XIXe siècle, Berthe Morisot est la première à se battre pour réussir par elle-même et vivre de sa passion. Dans ce nouvel épisode du podcast Europe 1 Studio "Au cœur de l'histoire", Jean des Cars retrace le parcours de cette impressionniste talentueuse et déterminée
A la fin de l’année 1869, Berthe Morisot travaille à un tableau qu’elle veut finir à temps pour qu’il soit présenté au Salon. Ce tableau s’appelle “La lecture”. Il représente sa mère, Madame Morisot, en noir, lisant un livre à la soeur de Berthe, Edma, toute en blanc, assise sur un canapé de chintz. Les deux femmes, l’une concentrée, la mère en train de lire, l’autre rêveuse, sa fille l’écoutant. C’est un tableau intime et familial, très doux et apaisant, ce qui est la marque de la peinture de Berthe Morisot.
Berthe s’est inspirée d’un tableau d’Edouard Manet qui, parmi ses contemporains, est le peintre pour lequel elle a le plus d’admiration. Elle l’a rencontré l’année précédente alors qu’elle faisait des copies de tableaux au Louvre. Justement, Edouard Manet vient lui rendre visite dans son atelier de la rue Franklin où elle habite avec ses parents. Il la sent fébrile d’achever son tableau à temps et désireux de l’aider, il commence à retoucher le bas de la robe de Madame Morisot. Berthe raconte la suite à sa sœur Edma :
“Voilà où commencent mes malheurs ! Une fois en train, rien ne peut l’arrêter, il passe du jupon au corsage, du corsage à la tête, de la tête au fond... Il fait mille plaisanteries, rit comme un fou, me donne la palette, la reprend, enfin vers cinq heures du soir, nous avions fait la plus jolie caricature que je puisse voir… Maman trouve l’aventure drôle, je la trouve navrante.”
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Loin d’être reconnaissante à Manet de l’avoir aidée, elle en retire un sentiment d’aigreur. Sa mère raconte à Edma que Berthe lui a dit qu’elle préférerait être au fond de la rivière plutôt que de savoir son tableau reçu au Salon ! Car Manet a confié lui-même “La Lecture” au commissaire et l’a fait porter au Salon…
La mère ne comprend pas sa fille. Berthe est blessée, exigeante et courageuse, elle veut apprendre et progresser seule. Elle admire profondément Manet et sa peinture si dérangeante, mais elle refuse de faire du Manet, et a fortiori de le laisser intervenir sur ses toiles ! Bien sûr, tout le monde s’inspire de quelqu’un. On sait Manet grand admirateur de Velasquez mais aussi du Titien, et de Goya. Elle s’inspire aussi de lui mais elle veut exprimer son propre univers avec sa propre touche. Cet incident, dont Manet n’a peut-être pas été vraiment conscient, est totalement révélateur du caractère et de la personnalité de Berthe Morisot. Elle veut réussir par elle-même et être, elle aussi, un (ou plutôt une) vraie peintre. Mais d’où vient cette passion dévorante pour la peinture ?
Une enfance bourgeoise mais tournée vers l’Art
Berthe naît le 14 janvier 1841 à Bourges parce que son père Edmé Tiburce Morisot vient d’être nommé préfet du Cher. La famille, au gré des nominations, s’installera à Limoges puis à Caen et à Rennes. C’est là que les ennuis d’Edmé commencent. Monarchiste de tendance orléaniste, il est révoqué par la Deuxième République en 1848. Rétabli dans ses fonctions grâce à des amis haut placés, il est à nouveau démis, cette-fois par le Second Empire, après le coup d’Etat du 2 décembre 1851. C’en est fini de la Préfectorale. Grâce à sa belle-famille, il sera nommé l’année suivante, à l’âge de 49 ans, conseiller référendaire à la Cour des Comptes. Cela lui permet d’assurer aux siens une vie confortable et bourgeoise.
Ce n’était pas écrit d’avance car ce fils d’ébéniste était, à l’époque, un des rares préfets à ne pas être issu d’une famille de la grande bourgeoisie. Honnête et irréprochable, il exerce son autorité d’une manière un peu cassante. Sans doute, souffre-t-il d’un complexe social car sa femme, Marie-Cornélie Thomas, vient d’un milieu supérieur au sien. Elle est fille d’un Trésorier Payeur Général, une tradition familiale.
Cependant, le parcours du père de Berthe n’est pas aussi lisse qu’il paraît. Avant d’épouser Marie-Cornélie, il a rêvé d’être architecte. Ingénieur diplômé, il a fondé une revue d’architecture avec quelques amis… qui sont partis avec la caisse, le laissant seul responsable de la faillite et criblé de dettes à 28 ans. Il a alors passé quelques mois en Grèce et n’a postulé à la Fonction Publique que plus tard, pour plaire à sa future belle-famille et épouser la belle et brune Marie-Cornélie. Un vrai coup de foudre ! Mais il a toujours la nostalgie du métier de son père : il aime les beaux meubles, les beaux objets et les dessins. Bref, il a du goût. Et puis, il y a aussi dans ses ancêtres, par une filiation un peu compliquée, le grand peintre Fragonard, le plus délicieux, le plus léger et le plus coquin du XVIIIe siècle.
Lorsqu’elle naît le 14 janvier 1841, Berthe est la troisième fille du couple Morisot. Yves, qui porte un prénom d’homme, est la fille aînée, la deuxième est Edma. Si Yves et Edma sont châtain clair et la peau blonde, Berthe est brune aux yeux de braise, comme sa mère. Et elle a du tempérament ! La moindre contrariété lui coupe l’appétit ! Edma et Berthe deviennent tout de suite inséparables, complices et soudées. Elles s’entendent sur tout et partagent les mêmes goûts. Dans cette tribu féminine, un garçon naîtra en 1848, Tiburce, tellement plus jeune que ses sœurs qu’il n’aura pas beaucoup d’affinités avec elles.
Mariée à 16 ans, Mme Morisot est très jeune à la naissance de ses filles. Elle les élève avec beaucoup de soins, souhaite qu’elles soient heureuses et s’épanouissent. Une chance pour des jeunes filles de cette époque ! Leur mère est petite, énergique, optimiste, jolie, coquette et élégante. Elle aime sortir, elle aime aussi recevoir. Elle a ses mardi où elle ouvre sa maison à ses amies et à leurs enfants. Mais chaque jour, on peut venir prendre le thé chez elle. L’hospitalité est une règle dans la famille.
Une éducation artistique et des dispositions certaines
Les trois sœurs sont éduquées à la maison. L’essentiel de leur éducation consiste dans l’apprentissage des arts d’agrément : musique, chant, broderie, bonnes manières et dessin. Marie-Cornélie, qui rêvait d’être musicienne, ne sait pas déchiffrer une partition mais fait très vite donner des leçons de piano à ses trois filles. Berthe, elle est enthousiaste. Elle a des dispositions certaines et le compositeur Rossini, ami de ses parents, l’écoute volontiers jouer le soir lorsqu’il vient diner et l’encourage. Marie-Cornélie décide alors de donner un professeur prestigieux à ses filles, le célèbre Stamaty. C’est en allant prendre ses leçons que Berthe aura son premier choc artistique devant un dessin d’Ingres représentant la famille Stamaty. C’est si beau qu’elle en oublierait presque la leçon de piano !
Un peu plus tard, Mme Morisot juge que ses filles doivent aussi apprendre le dessin. Il était temps : l’aînée a déjà 19 ans, Edma 18 et Berthe presque 17. Leur professeur habite rue de Lille. Il s’appelle Geoffroy Alphonse Chocarne. Si elles apprennent tardivement le dessin, elles travaillent sérieusement à raison de quatre heures trois fois par semaine ! La leçon de dessin se mérite car la famille habite rue des Moulins, au village de Passy. Dans le Paris de l’époque, qui n’est pas encore celui très organisé de Haussmann, c’est un long trajet à pied et en omnibus. C’est si fatigant et si ennuyeux que les trois sœurs déclarent forfait. L’aînée abandonne définitivement mais pour les deux autres, la maman trouve un nouveau professeur : Joseph-Benoit Guichard, un élève d’Ingres et de Delacroix. C’est un véritable artiste qui décèle immédiatement un vrai talent chez ses élèves. Il prévient leur mère :
“Avec des natures comme celles de vos filles, ce ne sont pas des petits talents d’agrément que mon enseignement leur procurera. Elles deviendront des peintres. Vous rendez-vous bien compte de ce que cela veut dire ? Dans le milieu de grande bourgeoisie qu’est le vôtre, ce sera une révolution, je dirai presque une catastrophe. Êtes-vous sûre de ne jamais maudire un jour l’art, qui, une fois entré dans cette maison si respectablement paisible, deviendra le seul maître de la destinée de vos deux enfants ?”
Edma et Berthe apprennent en même temps le maniement des pinceaux. Elles se passionnent toutes les deux pour la peinture. A la maison, elles passent leur vie à peindre. Elles ne cessent de déplacer leurs petits chevalets, d’ouvrir et de fermer le placard aux couleurs et aux boites d’aquarelles. Guichard les forme aussi au dessin où elles se montrent habiles. Dès lors, il va leur permettre d’aller copier des chefs-d'œuvre au Louvre.
Les soeurs Morisot copistes au Louvre
Au Louvre, on apprend en copiant. Les jours autorisés aux copistes, une foule d’hommes et de femmes prennent d’assaut les salles et s’installent dans un joyeux désordre devant les Véronèse, les Rubens et les Titien... Berthe et Edma prennent place devant Rubens et Raphaël, leurs préférés. Leur mère les accompagne, s’assied sur un pliant et brode tout en les regardant peindre. C’est là qu’elles vont rencontrer un élégant jeune homme à la barbe blonde, étudiant de 23 ans aux Beaux-Arts. Il s’appelle Fantin-Latour. C’est peut-être leur professeur qui l’a présenté à Edma et à Berthe. Il est lié à Degas, Baudelaire, Whistler et Manet. Il sera une clé pour faire entrer les sœurs Morisot dans cet univers de la nouvelle peinture. Fantin-Latour est un admirateur de Courbet dont il défend les œuvres. Il est au cœur d’un cercle des peintres ; il va élargir l’horizon des deux sœurs. Il est amoureux d’Edma, se fait éconduire par Berthe mais il leur sera toujours fidèle même après son mariage.
La peinture en extérieur
Après le Louvre, Guichard confie les deux sœurs à l’un de ses amis peintre d’extérieurs, Camille Corot. Elles viendront dans sa maison de Ville d’Avray. Avec lui, elles apprennent la science des couleurs, elles peignent dans le jardin la nature, les jeux de lumière, les reflets d’eau, tout ce qu’adoreront les Impressionnistes. Elles aiment tant leur nouveau professeur qu’elles l’invitent à dîner chez leurs parents, à Passy. Il deviendra un hôte assidu, comme Fantin-Latour.
Par Corot, les sœurs connaîtront aussi Charles Daubigny, un amoureux des étangs et des ruisseaux qui peint dans une barque. Elles vont beaucoup peindre des paysages et commencent à se faire connaître. Au premier salon de 1864, elles exposent chacune deux toiles. Si on ne les remarque pas réellement, c’est déjà bien d’y être. Elles se risquent l’une et l’autre aux portraits. En 1865, leur père fait un cadeau merveilleux à ses deux filles : il leur fait construire un atelier dans le jardin de la maison de la rue Franklin. Une grande pièce claire où elles peuvent entasser leurs toiles et déployer leur matériel. Elles exposent au salon la même année. Berthe présente une étude : une jeune femme en robe blanche, un ruban rouge dans les cheveux contemple d’un air pensif son reflet dans l’eau d’un ruisseau. Mais cette année 1865 c’est surtout le Salon du scandale avec la présentation de l’Olympia de Manet. C’est la vedette de cette édition. Mais quels déclenchements de haines et de sarcasmes ! La réaction est encore plus violente que celle qui, deux ans plus tôt, avait accueilli son “Déjeuner sur l’herbe” au salon des Refusés. Manet choque, Manet provoque et bientôt les sœurs Morisot vont le rencontrer.
Manet rencontre les sœurs Morisot
A l’hiver 1868-1869, Fantin-Latour conduit son ami Manet pour le présenter aux sœurs Morisot. Il est très élégant, un vrai dandy, charmant avec sa barbe blonde tirant sur le roux, son œil de velours et son sourire. Manet est la séduction même. La discussion s’engage autour de la copie que Berthe fait d’un Rubens. Lui préfère copier Vélasquez. Mais après cette rencontre, il dira à Fantin-Latour :
“Je suis de votre avis, les demoiselles sont charmantes. C’est fâcheux qu’elles ne soient pas des hommes. Cependant, elles pourraient, comme femmes, servir la cause de la peinture en épousant chacune un académicien.”
Un commentaire, certes misogyne, mais qui révèle les mœurs de l’époque et prouve avant tout que Manet a conscience du très grand potentiel des sœurs Morisot.
Les familles Morisot et Manet se lient rapidement. Les deux sœurs sont reçues aux jeudi de Mme Manet mère où elles retrouvent Edouard et ses deux frères : Gustave, l’homme politique et Eugène, le dilettante, réservé et ouvert d’esprit, amateur de peinture et de littérature. Elles y font aussi une rencontre déterminante, celle d’Edgar Degas. Baudelaire est aussi un habitué ainsi qu’Emile Zola. Evidemment, le salon de Mme Manet est très différent de celui de Mme Morisot. On y parle autant de politique que d’art et de littérature. Les Manet sont républicains alors que les Morisot, conservateurs, s’accommodent du Second Empire. Tous seront bientôt reçus rue Franklin, aux mardi de Mme Morisot.
De grands changements se produisent dans la famille Morisot. L’aînée des filles s’est mariée. Elle vit désormais en Bretagne où son mari est percepteur à Quimperlé. Mais surtout Edma va aussi se marier. Pour Berthe, c’est un terrible déchirement. C’est Manet qui a présenté à Edma son futur époux, Adolphe Pontillon, officier de Marine. Après le mariage en mars 1869, le couple s’installe à Lorient et Edma abandonne la peinture. Pour Berthe, ce départ est vécu comme la perte d’une âme sœur. L’année du mariage, elle s’éloigne de son art et passe une grande partie de son temps à poser pour “Le balcon” d’Edouard Manet. C’est un important portrait de groupe qui sera présenté au salon de 1869. Berthe s’y trouve “plus étrange que laide”. Elle est en blanc, au premier rang. Elle va souvent poser à nouveau pour le peintre mais cette fois pour des portraits, avec l’accord de ses parents. Il va en réaliser onze. On pourra dire qu’elle est son modèle préféré.
La famille de Berthe s’inquiète, surtout sa mère, de ne pas la voir mariée. Elle a 28 ans. Elle reste insensible à la cour que lui fait Puvis de Chavannes. Elle rejoint sa soeur à Lorient où elle peint le port et fait un portrait d’ Edma intitulé : “Jeune femme à sa fenêtre”. Ses tableaux vont faire sensation. Elle recueille les plus grands éloges de Manet auquel elle offre sa marine “Vue du petit port de Lorient”. Elle se remet au travail, à sa fameuse “Lecture” à laquelle le peintre va prêter sa main, comme je vous l’ai raconté au début de ce récit. Le tableau est finalement présenté au Salon, à côté du portrait de sa sœur fait à Lorient.
La guerre de 1870
La guerre franco-prussienne, le siège de Paris puis la Commune vont bouleverser la vie des Parisiens. Durant cette période très éprouvante, Berthe reste avec ses parents à Passy puis se retire avec eux à Saint-Germain en Laye. Lors des bombardements de Passy, l’atelier de Berthe est dévasté et toutes les œuvres qui s’y trouvaient sont détruites. Mais cela ne la décourage pas, au contraire ! Tandis que ses parents s’interrogent toujours avec angoisse sur son avenir, elle espère désormais vivre de sa peinture. Elle déclare :
“Je ne sais si je me fais des illusions, mais il me semble qu’une peinture comme celle que j’ai donnée à Manet pourrait peut-être se vendre et c’est là toute mon ambition.”
Sa mère pense qu’il vaut mieux se marier en faisant des sacrifices que de rester indépendante dans une position qui n’en est pas une. Pour la première fois, Mme Morisot mère cite le nom d’Eugène Manet, le frère d’Edouard. Berthe fléchira-t-elle ?
Ressources bibliographiques :
Dominique Bona, de l’Académie française, Berthe Morisot, le secret de la dame en noir (Grasset, 2000).
Catalogue de l’exposition “Berthe Morisot” (coédition Musée d’Orsay & Flammarion, 2019)
Au cœur de l’Histoire" est un podcast Europe 1 Studio
Auteur et présentation : Jean des Cars
Production : Timothée Magot
Réalisation : Jean-François Bussière
Diffusion et édition : Salomé Journo
Graphisme : Karelle Villais