Manet, Degas, Renoir... Au XIXe siècle, la profession de peintre est réservée aux hommes. L’ambitieuse Berthe Morisot parvient malgré tout à se faire un nom chez les impressionnistes. Dans ce nouvel épisode du podcast Europe 1 Studio "Au cœur de l’Histoire", Jean des Cars dresse le portrait d’une pionnière passionnée de peinture.
En 1877, l'association des peintres impressionnistes connait des difficultés financières. Si certains peintres s’en éloignent pour rejoindre le Salon officiel, Berthe Morisot leur reste fidèle. Dans ce nouvel épisode du podcast Europe 1 Studio "Au cœur de l'histoire", Jean des Cars retrace le parcours de l’unique femme impressionniste, une peintre pugnace qui a réussi à se faire une place dans ce milieu d’homme.
A partir de 1870, Berthe Morisot se consacre totalement à la peinture. Elle espère en vivre. Pendant l’été 1871, elle séjourne chez sa sœur Edma à Cherbourg, où son mari a été affecté. Elle en profite pour réaliser de nombreuses aquarelles représentant la jeune femme assise dans la campagne normande, avec sa première fille, Jeanne. La mère et l’enfant seront un thème de prédilection de Berthe. De retour à Paris, elle présente son travail au marchand Durand-Ruel que connaît bien Manet. Elle écrit à Edma :
“L’aquarelle fait très bon effet encadrée. Le marchand qui est, à ce qu’il paraît, un des plus célèbres de Paris, m’en fait beaucoup de compliments, me disant qu’elle avait été remarquée par tous les artistes qui étaient entrés chez lui. Je n’ai pas osé lui demander s’il voulait m’en acheter. J’attends pour cela d’en avoir d’autres, que j’irai lui proposer.”
Même sa mère est obligée de reconnaître qu’elle est “passée artiste aux dire de ces grands hommes”. Elle va travailler de plus en plus et exécuter alors certaines de ses œuvres les plus célèbres. Mais aucune de ses toiles telles que “Le berceau”, “Femme et enfant au balcon”, et “Intérieur” n’est retenue par le jury du Salon de 1872 où elle expose un mini-pastel, encore un portrait de sa soeur Edma, enceinte.
C’est Manet qui va l’aider à vendre ses premiers tableaux. Il donne son adresse à un riche amateur et surtout il intervient auprès de Durand-Ruel. Le 10 juin 1872, le marchand lui achète trois aquarelles et aussi la marine de Cherbourg. Désormais, il fera régulièrement l’acquisition de ses œuvres. Berthe reprend espoir : ses œuvres se vendent mais en 1873, le Salon continue à la bouder, ne prenant qu’un pastel de sa nièce Blanche.
Le père de Berthe meurt en janvier 1874. C’est un coup dur pour l’aisance financière de la famille. Berthe, qui a maintenant 33 ans, est toujours à la charge de sa mère. Elle songe alors à se marier. Son frère Tiburce s’indigne de cette décision :
“Pour l’amour de Dieu, si tu songes au mariage, ne finis pas par cette sottise et cette contradiction d’un mariage absolument de convenance. Tu aurais pu faire ça à 18 ans alors que le caractère se brise et les idées se ploient. Mais ne vas pas t’atteler à ton âge avec tes habitudes prises et ta volonté avide et décidée à un caractère antipathique au tien par cette simple raison que cela t’assurera de quoi vivre.”
Le premier Salon des Impressionnistes
C’est alors que Degas informe la mère de Berthe de la création d’une Société Anonyme Coopérative des Artistes Peintres, Sculpteurs et Graveurs, fondée notamment par Monet, Pissarro et Renoir. Ils sont déjà une vingtaine et ils ont trouvé un local. Ils espèrent montrer leurs peintures que l’Académie n’accepte pas. Degas demande à Berthe de se joindre à eux. Ils vont organiser une exposition. Il lui écrit : “Nous trouvons que le nom et le talent de Mlle Berthe Morisot font trop notre affaire pour avoir à nous en passer”.
L’exposition se tient dans les anciens ateliers de Nadar. Celui-ci, proche de Manet, de Baudelaire et d’Offenbach, est un artiste original, peintre, caricaturiste et surtout photographe et fou d’aérostat. Il aime les causes perdues et il veut aider ces peintres à montrer leurs œuvres. L’exposition a lieu le 15 avril 1874, quinze jours avant le Salon officiel. Dès le premier jour, 200 visiteurs s’y bousculent. Au total, 3.500 personnes passeront chez Nadar. C’est cependant insuffisant pour couvrir les frais.
Berthe y a accroché ses œuvres, trois aquarelles et quatre huiles dans la salle du deuxième étage. Un accrochage, différent de celui du Salon, a été voulu par Renoir. Les toiles sont disposées sur deux rangs, seulement en hauteur, se ménageant entre elles un espace. Au lieu de couvrir les murs jusqu’au plafond et de se juxtaposer cadre contre cadre, elles sont isolées et mises en valeur, donc beaucoup plus lisibles.
Louis Leroy, le critique du Charivari, publie un article sévère. Il se moque des peintres et de leur absence de talent. Et il titre sa chronique : “L’Exposition des Impressionnistes”. Le mot est lancé. Désormais, Renoir, Degas, Monet, Cézanne, Pissaro, Sisley, Rouart et Boudin sont consacrés peintres impressionnistes. Une femme, une seule, fait partie de cette troupe de peintres rebels : c’est évidemment Berthe Morisot. Elle sera totalement fidèle à son choix d’être exposée dans ce cénacle. A partir de ce moment-là, elle renonce définitivement à la reconnaissance artistique institutionnelle et n’exposera plus jamais au Salon.
Berthe Morisot épouse Eugène Manet
Pendant l’été 1874, les familles Morisot et Manet prennent des vacances ensemble à Fécamp, sur la Côte Normande. C’est la première fois - et probablement la seule - ou Edouard, Berthe et Eugène Manet ont peint ensemble. Au cours de cet été, le jeune Eugène fait sa cour à Berthe. Et c’est sans doute durant ce séjour qu’elle prend la décision de l’épouser. A son retour, elle l’annonce à son frère qui s’en offusque :
“Si donc tu aimes tant soit peu Eugène Manet, épouse-le bravement et carrément, en comptant pour l’avenir - non pas sur lui, il ne fera jamais rien ! - mais sur la chance, sur toi-même et sur le fait qu’on ne meurt jamais de faim. Je ne connais que peu et mal Eugène Manet. Je le crois intelligent avec une dose incalculable de paresse et un manque absolu d’énergie immédiate. Je ne crois pas dans l’avenir de jeunes gens de 36-37 ans qui n’ont pas encore trouvé leur voie.”
Le frère de Berthe est sévère mais il n’a pas complètement tort. Eugène est très séduisant, grand, mince, il a ce qu’on appelle une “petite santé”. A 42 ans (et non 36-37 !) , son dos est déjà voûté. Il a aussi du charme. Comme tous les Manet, il est un mélange de bonne éducation et de bohême, de principes bourgeois et de tempérament artistique, de conventions et d’audaces. Il a sans doute un complexe à l’égard de ses deux frères, l’un politicien habile, l’autre immense peintre. Il aime se dévouer pour les siens et lorsqu’il demande la main de Berthe en Normandie, il fait le vœu de la rendre heureuse. Le mariage a lieu le 22 décembre 1874 à Notre-Dame de Grâce de Passy, dans la plus stricte intimité. Le mari d’Edma est le témoin de Berthe, Edouard Manet celui d’Eugène. La mariée est en tenue de ville, robe et chapeau, “comme une vieille femme que je suis” dit-elle !
Elle a 33 ans et si elle n’est évidemment pas vieille, à cette époque c’est un mariage extrêmement tardif… Son beau-frère Édouard lui fait cadeau du dernier portrait qu’il a fait d’elle. Il y a rajouté un anneau d’or à son doigt. Le tableau “Berthe Morisot à l’éventail” sera le dernier ayant pour sujet la jeune femme : il renonce à la peindre puisqu’elle est désormais sa belle-sœur.
Lors de la cérémonie civile, l’acte de mariage indique que les deux conjoints sont l’un et l’autre sans profession. C’est vrai pour Eugène qui vit de ses rentes et possède un assez joli patrimoine foncier. C’est faux pour Berthe, bien décidée à continuer sa profession de peintre, avec le plein accord de son mari. Il ne cessera de l’y encourager.
A la mort du père, la famille avait déménagé au 7 rue Guichard, dans le quartier de Passy. Mme Morisot va laisser l’appartement aux jeunes mariés. Elle part vivre ses dernières années en province, chez ses deux autres filles, tantôt chez l’une, tantôt chez l’autre.
Berthe Morisot continue sa carrière
A la deuxième Exposition Impressionniste, en 1876, Berthe expose ses tableaux avec deux motifs nouveaux : la toilette et le bal. Dans une série de quatre tableaux, des jeunes femmes seules se baignent et se coiffent, puis elles revêtent leurs plus beaux atours pour la soirée. Deux œuvres délicieuses, le charmant “Femme à sa toilette” et “Au bal” où une jolie femme brune en robe de soirée manie son éventail en attendant de danser. Ce sont des thèmes qu’elle va continuer à traiter à travers sa vision de la Parisienne raffinée et élégante. Comme toujours, la lumière est douce et flatteuse. Cet univers poétique et délicat est la marque de Berthe Morisot.
Le Salon de 1876 est organisé en avril chez le marchand Durand-Ruel. Un an plus tard, en avril 1877, la troisième Exposition des Impressionnistes se tient rue Le Peltier, pas très loin de l’opéra inauguré il y a peu. Cette exposition n’a pu avoir lieu que grâce au soutien financier de Caillebotte. L’association des peintres est en faillite et ne peut continuer à organiser des expositions qu’avec l’aide de généreux mécènes. Déjà, certains artistes s’apprêtent à la quitter pour présenter leurs œuvres au salon officiel. C’est le cas de Cézanne. Berthe Morisot, elle, restera fidèle. Elle ne manquera aucune des huit expositions qui auront lieu. La cinquième, rue des Pyramides, verra l’arrivée de Gauguin. La huitième et dernière aura lieu rue Laffitte en mai 1886. Berthe Morisot et son mari contribuent personnellement à l’organiser. Rien ne peut l’empêcher d’être là. Mais avant tout cela, Berthe va faire une nouvelle expérience, celle de la maternité.
Julie, une petite fille tant attendue
La peintre met au monde sa fille unique, Julie, le 14 novembre 1878. Elle a de grosses joues et un teint clair. La nouvelle maman écrit à sa soeur aînée : “Eh bien je suis comme tout le monde ! Je regrette que Bibi ne soit pas un garçon”. La petite Julie avait été immédiatement surnommée Bibi. Sa mère ne se lasse pas de la détailler, de la contempler, de chercher des ressemblances. Elle la trouve “Manet jusqu’au bout des ongles” ! Berthe réorganise sa vie entre la peinture et sa fille. Le bébé grandit près de son chevalet. Bibi dort ou gazouille tandis que sa mère peint.
La naissance de sa fille a métamorphosé Berthe. Elle est apaisée et non plus tendue et angoissée comme elle l’avait toujours été. Elle s’est épanouie et ressent un sentiment de plénitude grâce à cet enfant dont elle ne se séparera jamais. Elles vont vivre côte à côte jusqu’à la mort de Berthe et la maman peindra chacun des instants de son enfant. A tous les âges, dans toutes les situations, dans la maison ou au jardin, dormant, jouant, elle réalisera soixante-dix toiles de Julie sans compter les pastels, les aquarelles et les fusains. Elle la représentera bébé, au sein de sa nourrice, Angèle, qui restera trois ans chez les Morisot avant l’arrivée d’une domestique, Paisie. Celle-ci jouera alors tous les rôles : cuisinière, femme de ménage, bonne d’enfant…
L’hôtel particulier du couple Manet-Morisot
Après la rue Guichard, les Manet s’étaient installés avenue d’Eylau dans un appartement où est née Julie. En 1881, le couple décide d’acheter un terrain, rue de Villejust, future rue Paul Valéry et d’y faire construire un hôtel. Pendant deux ans, ils vont consacrer beaucoup de temps à ce projet. C’est Eugène qui suit les travaux d’architecture et de décoration. Il appelle l’endroit “La maison de Berthe” car c’est elle qui l’a voulue et imaginée. Elle aura quatre étages, ils n’en habiteront que deux, le rez-de-chaussée et l’entresol. Les deux autres seront loués pour s’assurer quelques revenus. Il y aura, évidemment, un jardin dont les Manet, au rez-de-chaussée, profiteront.
En attendant, ils déménagent à Bougival, dans une résidence spacieuse au milieu d’un parc. Ils y vivront deux ans en attendant la fin des travaux de leur hôtel. Bien entendu, Berthe va peindre “Julie dans les roses trémières” et deux tableaux qui représentent “Eugène Manet avec sa fille dans le jardin”. En 1883, ils s’installent dans leur magnifique maison. A l’évidence, le train de vie du couple est plutôt élevé. L’atelier de Berthe sera un immense salon, de près de 7 mètres sur 5, avec près de 5 mètres de hauteur de plafond. Une immense fenêtre, orientée au sud, donne sur la rue. Il y entre la lumière, réglée par des stores de couleur crème, créant un éclairage changeant et des ombres mouvantes, assez semblables aux effets du plein air. Tout en haut du mur en face, se trouve une fenêtre qui donne sur sa chambre à l’entresol. Cela donne à la peintre l’avantage exceptionnel de voir d’en-haut de quoi ses œuvres ont l’air en bas…
Le temps des chagrins
Malade depuis 1876, date à laquelle il a commencé à souffrir du pied gauche, Edouard Manet se persuade qu’il est atteint du même rhumatisme que son père. A l’atelier, où il continue de peindre malgré ses névralgies, obligé d’interrompre son travail pour soulager sa jambe malade, il s’accorde un moment de repos avant de reprendre sa tâche. Deux ans plus tard, il s’effondre un soir à la sortie de l’atelier. Son médecin diagnostique une ataxie, c'est-à-dire l’impossibilité de coordonner ses mouvements. Sa vie devient un martyre car, en vérité, il souffre de la syphilis contractée dans sa jeunesse, lors d’un bref séjour au Brésil. Mais ce mot est tabou. On n’en parle pas... Bains et massages sont tentés pour traiter “ses rhumatismes”. Il est très malheureux que le Salon refuse toujours ses toiles. Ses ventes sont décevantes et même Zola, pourtant son ami, a émis des réserves sur sa peinture. Il continue pourtant à peindre mais à Pâques 1883, il s’alite pour ne plus se relever. La gangrène dévore sa jambe. Berthe et Eugène, qui viennent de s’installer dans leur nouvelle résidence, sont chaque jour à son chevet. Il s’éteint le 30 avril à 51 ans. Berthe écrit à sa sœur Edma :
“Joins à ces émotions presque physiques l’amitié déjà si ancienne qui m’unissait à Edouard, tout un passé de jeunesse et de travail s’effondrant, et tu comprendras que je sois brisée… Je n’oublierai jamais les anciens jours d’amitié et d’intimité avec lui, alors que je posais pour lui et que son esprit charmant me tenait en éveil pendant ces longues heures.”
Quelques années heureuses vont se dérouler dans leur nouvelle maison. La tradition de l’hospitalité tant des Morisot que des Manet va se poursuivre. On y trouve Degas, Puvis de Chavannes, Fantin-Latour, Henri Rouart. Il y a aussi le poète Mallarmé qui admire profondément Berthe Morisot et lui a consacré plusieurs poèmes. En 1890, il amène une nouvelle recrue au petit clan, Henri de Régnier, le gendre de José-Maria de Heredia, qui racontera plus tard l’atmosphère charmante, amicale et intense des jeudis de Berthe Morisot. Mais l’état d’Eugène devient inquiétant. Il a des quintes de toux, des migraines, des étouffements, on parle de componction. Il semblerait qu’il s’agisse de tuberculose mais c’est encore un mot tabou… Il s’éteint le 13 avril 1892. Julie a 14 ans. Elle vient de perdre un père attentif et tendre et Berthe un mari qui l’avait toujours soutenue.
Après la mort d’Eugène, elle se consacre totalement à sa peinture. On lui devra encore plus d’une centaine de toiles dont un quart consacré à son modèle favori : Julie. En 1895, à la mi-février, Berthe s’alite. Elle se sent grippée mais ne se soigne pas. La grippe se révèle être une pneumonie. Elle s’éteint deux semaines plus tard, le 2 mars, veillée par sa fille et sa sœur Edma. Elle avait 54 ans. Elle a demandé qu’on l’enterre dans l’intimité. En dehors de la famille, il n’y a que Mallarmé, Degas et Pissarro. Renoir, qui est en Provence chez son ami Cézanne, n’a pas pu rentrer à temps. Un an plus tard, sa fille organisera une rétrospective de son œuvre à la galerie Durand-Ruel. Pour Mallarmé, elle fut une magicienne. Mais c’est peut-être Paul Valéry qui la résuma le mieux, lorsqu’il écrivit : “Sa simplicité fut de vivre de sa peinture et de peindre sa vie”.
Ressources bibliographiques :
Dominique Bona, de l’Académie française, Berthe Morisot, le secret de la dame en noir (Grasset, 2000).
Catalogue de l’exposition “Berthe Morisot” (coédition Musée d’Orsay & Flammarion, 2019)