Elizabeth Ier ou la raison d'État (partie 1)

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SAISON 2020 - 2021

Elizabeth Ier est proclamée reine le 17 novembre 1558, après de nombreuses péripéties. Dans ce nouvel épisode du podcast Europe 1 Studio "Au cœur de l'Histoire", Jean des Cars vous raconte le parcours de cette femme de pouvoir qui, il y a six siècles, incarnait l’autorité implacable et le prestige de la couronne d'Angleterre. Son prénom est devenu le symbole de son règne : on l’appelle l’époque élisabéthaine. 

Avant d'être couronnée reine d'Angleterre, Elizabeth Ier a longtemps été considérée comme une bâtarde du roi Henri VIII. Dans ce nouvel épisode du podcast Europe 1 Studio "Au cœur de l'histoire", Jean des Cars vous raconte comment cette humiliation originelle a influencé le parcours politique de la souveraine.  

Nous sommes à Londres, le 8 février 1587. Sur le bureau de la reine, de nombreux papiers attendent d’être lus, approuvés ou renvoyés pour un complément d’enquête. Depuis trois mois, Elizabeth 1ère fait semblant de ne pas voir un document beaucoup plus important que les autres. Elle le repousse, le dissimule mais ne cesse d’y penser. Jour et nuit. Ce document, c’est une lettre. Ce qu’on appelle un warrant, autrement dit un ordre d’exécution. A portée de ses yeux et de sa main, il n’attend que sa signature. Depuis douze semaines, la souveraine hésite. Il faut dire que l’ordre vise sa propre cousine, elle aussi reine de surcroît : Marie Stuart. En tant que dirigeante protestante de l’Angleterre, peut-elle prendre le risque de faire décapiter une autre tête couronnée, une catholique,  dont elle est parente au deuxième degré ? Quelles seront les réactions de la France et de l’Espagne, elles aussi catholiques ? Doit-elle se montrer implacable ou bien clémente ? N’est-ce pas imprudent de prouver au Parlement, au peuple et à tout le royaume que l’on peut, légalement, couper la tête d’une reine ? N’est-ce pas insensé de faire exécuter celle qu’elle maintient emprisonnée depuis dix-neuf ans, accusée, sans preuves réelles, de conspiration ? Ne peut-elle échapper à la malédiction de son sanguinaire géniteur, le roi Henri VIII ?

Toutes ces questions se bousculent dans la tête d’Elizabeth. Il ne semble pas y avoir de "bonne" solution. Dès lors, son attitude tout au long de cette affaire sera un monument d’hypocrisie, digne des personnages du théâtre de Shakespeare, qu’elle admire. Elle signe finalement le warrant, envoyant à la mort l’indomptable et turbulente reine d’Ecosse, également brièvement reine de France.  

A son exécution, Elizabeth 1ère a imposé le supplice de l’attente, interminable, de la mort. Après trois mois de torture mentale, Marie Stuart meurt sous la hache du bourreau dans la prison de Fotheringhay. Pétrifiée par son geste et les horribles détails de l’exécution, Elizabeth osera prétendre qu’elle a paraphé ce document au milieu d’autres, sans vraiment le lire, et qu’elle n’a pas été consciente d’envoyer sa parente au bourreau ce 8 février 1587 ! Mais en son fort intérieur, il lui faut affronter la hideuse nécessité de faire trancher la tête d’une femme de la même condition qu’elle. Elle est devenue une reine régicide ! Son choix est guidé par la même nécessité qui l’a portée toute sa vie : la raison d’Etat.

L’humiliation d’être une bâtarde

S’il est un mot qu’Elizabeth entend toute son enfance, et qui va altérer sa vie, c’est celui de "bâtarde". Une gifle humiliante, une insulte infamante qui n’empêchera pas cette fille d’Henri VIII et de sa deuxième épouse, Anne Boleyn, de hisser son royaume au premier rang des puissances européennes à la fin du XVIe siècle. 

La passion du roi pour Anne Boleyn le pousse à demander au pape l’annulation de son mariage avec Catherine d’Aragon. La procédure va durer de 1527 à 1533, mais Rome refuse de dissoudre le mariage. Peu importe Henri VIII, il n’a pas de temps à perdre : le 25 janvier 1533, Anne Boleyn, enceinte, devient secrètement sa deuxième femme. L’archevêque de Canterbury annule le premier mariage, et le roi est désormais chef suprême de l’Eglise d’Angleterre. La rupture avec Rome est consommée pour les beaux yeux d’Anne Boleyn : c’est un tournant dans l’histoire européenne. 

Huit mois plus tard, le 7 septembre 1533, la jeune femme donne le jour à une fille, Elizabeth, demi-sœur de Marie Tudor, qui est de dix-sept ans son aînée et elle-même fille de Catherine d’Aragon. Ce qui fait d’Elizabeth une bâtarde, c’est que pour les catholiques, sa mère n’a été unie à Henri VIII qu’en vertu d’une dissolution illégitime suivie d’un remariage non admis par Rome. Le conflit familial ne fait que refléter le conflit religieux qui divise l'Angleterre.

Pendant onze ans, aussi bien pour les catholiques que pour les protestants, Elizabeth souffre d’être cette enfant bâtarde, donc n’ayant théoriquement aucun droit de succession à la couronne. Elle en subit un outrage permanent, jusqu’en 1544. A cette date, un statut du parlement, voulu par le roi, lui rend ses droits au trône, la plaçant en troisième position dans l’ordre de succession à son père.

A la mort d’Henri VIII, en 1547, c’est son seul fils qui lui succède sous le nom d'Edouard VI. Il est né en 1537 de Jane Seymour, troisième épouse du roi. Il n’a que 10 ans. Lorsqu’il meurt en 1553, Marie Tudor devient reine d’Angleterre.

Elle est d’un catholicisme strict et intransigeant, hérité de sa mère, l’Espagnole Catherine d’Aragon. Son intolérance lui vaudra, après l’exécution de trois cents réformés, le surnom de "Bloody Mary" ("Marie la sanglante"). Elle accuse, sans aucune preuve, sa demi-soeur Elizabeth d’un complot protestant, et la fait enfermer à la sinistre Tour de Londres.

Isolée, Elizabeth prépare sa revanche 

Marie Tudor croit anéantir sa demi-sœur. Elle se trompe ! Très intelligente, pas du tout abattue, Elizabeth profite de sa détention pour continuer à se cultiver. Elle se plonge, avec gourmandise, dans l’étude et l’amélioration de ses connaissances. Ainsi, elle apprend l’italien, le français, l’espagnol et un peu d’allemand. Sa maîtrise lui permettra, plus tard, d’être en relations directes avec les ambassadeurs étrangers et même, devenue reine, de se passer des intermédiaires. 

De sa mère, elle a hérité l’art du mensonge.  De son père, dont la brutalité n’excluait pas le goût du raffinement, elle avait déjà reçu une éducation très soignée, familiarisée avec les auteurs grecs et latins grâce à l’enseignement d’humanistes réputés de Cambridge. Elle écrit et parle aussi bien le grec que le latin.  Elizabeth aime la danse et accordera une grande importance à la musique de cour. Ainsi, bien qu’écartée du pouvoir et emprisonnée, puis libérée mais éloignée de la cour, elle perfectionne l’art de se dominer, de dissimuler et de manœuvrer avec prudence. Une éducation politique inspirée de Florence. En se faisant oublier, Elizabeth se prépare… 

L’autre erreur de Marie Tudor est de ne pas avoir senti que la classe moyenne anglaise, nouvellement promue, refuse de retourner dans l’obédience de l'Église catholique romaine, devenue minoritaire. De même, les marchands ne supportent pas d’être soumis à des rivaux commerciaux aux ordres de Madrid et des Flamands puisque la Flandre est alors sous occupation espagnole.

Marie Tudor, austère reine de 36 ans, accepte d’épouser le roi d’Espagne Philippe II, fils et successeur de Charles Quint. Elle ne se rend pas compte que ce mariage catholique renforce le mépris du peuple d’Angleterre à son égard. Délaissée par son mari, n’ayant pu mener une grossesse à terme, elle meurt à 42 ans, après cinq ans de règne, obligée de désigner sa demi-sœur Elizabeth pour lui succéder, conformément à la volonté d’Henri VIII, le véritable réformateur de la religion des Anglais. 

L’avènement d’Elizabeth soulage l’Angleterre 

Proclamée reine le 17 novembre 1558, Elizabeth accède au trône à 25 ans. Son attachement au protestantisme va inspirer toute sa politique, aussi bien intérieure qu’extérieure. Sacrée en 1559, elle règne et gouverne, ce qui est une révolution politique, et préfigure ce qui sera le choix de Louis XIV. Au machiavélisme de son père et à sa hardiesse dénuée de scrupules, Elizabeth ajoute son jugement éclairé sur les hommes et les évènements. Pragmatique comme Henri VIII, elle sait l’avantage que constitue une église autocéphale et qui reflète un sentiment national.

Même s’il lui arrive parfois d’être sceptique, elle conçoit le protestantisme comme le ferment d’un patriotisme vigoureux. A la grande satisfaction du Parlement et du peuple qui a adopté l’anglicanisme, elle refuse l’incroyable offre de mariage de Philippe II, le veuf très distant de Marie Tudor. Ce geste politique de la reine est très apprécié, d’autant que la démarche du fils de Charles Quint est jugée de très mauvais goût.

En son Conseil, la reine s’entoure d’hommes expérimentés, souvent issus de la bourgeoisie. Ainsi, William Cecil, collaborateur précieux pendant près de quarante ans, futur lord Burghley, sera l'un des plus grands politiciens anglais du XVIe siècle. Elizabeth réunit son conseil presque chaque jour. Il traite aussi bien de questions financières que religieuses, de l’importante correspondance diplomatique que la reine examine au mot près, mais aussi des plaintes des particuliers contre une défaillance de l’administration. Des plus importants dossiers aux démarches les plus modestes, la souveraine incarne l’absolutisme anglais, tout en demeurant toujours accessible.

Après le règne sanglant de sa demi-soeur Marie Tudor, Elizabeth veille cependant à agir avec prudence. Elle se méfie de la tendance la plus radicale du protestantisme qui conteste l’autorité des évêques. Cette tendance est imprégnée de calvinisme et appréciée de ceux qu’on appellera les "puritains". Mais elle se méfie aussi de la minorité catholique qui dispose d’importants appuis en Ecosse. En réalité, la seconde fille d’Henri VIII cherche une voie intermédiaire. Elle se veut conciliante dans l’autorité.

La reine organise l’église anglicane

En 1559, procédant avec une grande prudence et avec l’aide du Parlement, Elizabeth rétablit l’Acte de Suprématie  élaboré par son père mais que Marie Tudor avait abrogé. Ce "serment de suprématie", qui confirme le schisme avec la papauté, doit être prêté, non seulement par les ecclésiastiques, mais aussi par tous les membres du Parlement et les fonctionnaires. 

Voulant maintenir une paix indispensable, la reine exclut de ce que nous appellerions aujourd’hui la fonction publique aussi bien les catholiques rigoureux que les protestants radicaux. L’église nationale passe sous l’autorité suprême du monarque, elle est donc indépendante de Rome. 

La souveraine exerce plus un pouvoir civil qu’une autorité spirituelle. Pour ne pas trop irriter les catholiques, elle se contente du titre de "Suprême régulateur de l’église" plutôt que celui de "Chef Suprême de l’église" que s’était octroyé son père. Le serment de suprématie sera en usage pendant un peu plus de trois siècles, jusqu’à la moitié du règne de la reine Victoria, vers 1870.

Elizabeth fait aussi publier par le Parlement une version édulcorée du Livre de prière, en atténuant les formules qui pourraient offenser les catholiques, toujours prêts à réagir. La recherche de l’équilibre spirituel est constante chez elle. 

Mais du 10 au 17 octobre 1562, une épidémie de variole fait craindre pour sa vie. Serait-ce un châtiment ? La rumeur court puis s’éteint : la reine échappe à la maladie ! En 1563, elle promulgue les 39 articles d’une nouvelle loi adoptée par le Parlement. Ces dispositions reflètent une voie moyenne entre le catholicisme romain et le calvinisme genevois. Il n’y a aucun fanatisme chez Elizabeth. En remplaçant l’usage du latin, qui lui est familier, par celui de l’anglais, elle agit en politique : elle sait qu’une langue est un irremplaçable ferment d’union. Vingt quatre ans plus tôt, le roi de France, François 1er avait, par l’ordonnance de Villers-Cotterêts, imposé l’usage du français pour unifier son royaume.

L’église anglicane n’admettra que deux sacrements, le baptême et la communion, tandis que le purgatoire et le culte des saints ne sont plus retenus. Mais pour Rome, il y a plus grave : les Conciles ne sont plus infaillibles et le célibat des prêtres est abandonné. La réaction ne tarde guère : la reine d’Angleterre sera excommuniée en 1570, comme l’avait été son père.

Elizabeth est-elle "la reine vierge" ? 

Après l’incroyable et choquante proposition de mariage de Philippe II, Elizabeth 1ère a éconduit plusieurs prétendants, dont l’archiduc Charles de Habsbourg, oncle de ce même roi d’Espagne.

Elle décline aussi la candidature du duc d’Alençon, frère du roi de France Henri III qui n’a pas d’enfant, donc héritier potentiel du trône des Valois. Le duc séjourne à Londres du 17 au 29 août 1579 mais le coeur de Sa Majesté la reine n’en bat pas plus vite. Il est aussi possible qu’il l’ait trouvée trop âgée pour avoir un héritier ou une héritière – elle a 46 ans, lui 24.  Du côté de la souveraine, on n’est guère ébloui par le plus jeune mais aussi le plus laid des enfants d’Henri II et de Catherine de Médicis. Son nez, énorme et boursouflé, est peu attrayant. Par ailleurs le prince est fragile. Déjà malade, il mourra de la tuberculose cinq ans après son séjour londonien.

Elizabeth est donc sans homme. On ne lui connaît pas d’amant officiel et quand on lui parle mariage pour assurer sa descendance, elle ne veut rien entendre. Il est cependant peu probable qu’elle soit demeurée vierge, comme elle l’affirmait par défi. Elle se contente de liaisons : le nombre, la jeunesse et la beauté de ses favoris laisse supposer qu’ils ne lui sont pas indifférents. Mais aucun ne la domine, ni intellectuellement, ni politiquement. 

Sa supposée virginité inspirera les colons anglais débarquant en Amérique en 1585 : la première colonie anglaise sera baptisée par Sir Walter Raleigh "Virginia", "Virginie"... Deux siècles plus tard, elle sera le berceau de l’indépendance américaine.

On peut comprendre le célibat royal : il faut dire que dans le registre du mariage, l’exemple de son père n’est pas le plus recommandable. Il l’avait probablement traumatisée ! Elizabeth 1ère ne veut s’unir qu’à l’Angleterre. Elle ne sera mariée qu’avec le pouvoir.

 

Ressources bibliographiques :

Michel Duchein, Elizabeth 1ère d’Angleterre (Fayard, 2001).

Kenneth Morgan, Histoire de la Grande Bretagne (Armand Colin, 1985)

Jean des Cars, La saga des Reines (Perrin, 2012)

 

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"Au cœur de l'histoire" est un podcast Europe 1 Studio

Auteur et présentation : Jean des Cars
Production, diffusion et édition  : Timothée Magot
Réalisation : Matthieu Blaise
Graphisme : Karelle Villais

 

 

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