Heinrich Kramer, le chasseur de sorcières

Nous sommes à Innsbruck, le 29 octobre 1485. L'Hôtel de ville est en effervescence. Dans la plus grande salle du bâtiment, la foule est venue en nombre. Le feuilleton qui se déroule depuis plusieurs jours alimente les rumeurs les plus folles et personne ne veut rater la conclusion. Alors les curieux se pressent, malgré le froid.

Sur le banc des accusés, Helena Scheuberin frissonne. Elle sait que c'est elle que tout le monde regarde. Mais elle se tient debout, fière, silencieuse, et fait face aux regards inquisiteurs des hommes qui se trouvent autour d'elle. Son procès a débuté il y a quelques jours à peine, et elle est à bout de nerfs. Elle est jugée, avec treize autres femmes, pour avoir fait usage de sorcellerie. 

L'accusation est grave. Elle est portée par un certain Henri Institoris, un inquisiteur dominicain venu à Innsbruck spécialement pour mener sa chasse aux sorcières. 

Helena déteste cet homme, dont elle juge les idées archaïques et franchement hérétiques. La haine est mutuelle. Henri Institoris est bien décidé à avoir la peau de cette femme ! Il se réjouit par avance de mettre à jour ses mœurs dissolues et ses immondes pratiques de sorcière. 

Helena Scheuberin est en position de faiblesse, elle le sait. Mais c'est une femme têtue, pas le genre à se laisser intimider ! Voilà plusieurs jours qu'elle tient tête à son accusateur, ce qui a le don de le rendre fou. 

Pourtant, malgré ses invectives, elle n'est pas sereine : si elle est jugée coupable de sorcellerie, c'est la mort assurée. Alors elle fait face à l'Assemblée, et elle attend, en silence, le jugement qui va venir…

Un homme charismatique et ambitieux

Henri Institoris naît en 1436 sous le nom de Heinrich Kramer, à Sélestat, en Alsace. La région appartient alors au Saint-Empire romain germanique, à la frontière du royaume de France. 

En Europe, la guerre de Cent Ans sévit depuis 99 ans maintenant. Jusqu'ici plutôt épargnée, l'Alsace fait depuis quelques temps les frais de la rivalité mortelle entre les Armagnacs et les Bourguignons. Cette bataille entre les deux familles a donné naissance aux Écorcheurs, des troupes armées qui terrorisent les villages ayant l'infortune de croiser leur chemin. Officiellement, ils ont prêté allégeance au roi Charles VII. Mais qu'on ne s'y trompe pas, c'est uniquement par profit personnel qu'ils attaquent les populations !

Partout, les Écorcheurs se battent, pillent, rançonnent, sans personne pour les arrêter. Touchée à plusieurs reprises, la ville de Sélestat se décide finalement à agir. En 1444, une milice armée se rend non loin de Lièpvre, à une quinzaine de kilomètres de la ville, et tend une embuscade à une troupe d'Écorcheurs. 300 hommes sont tués. Le succès est total et Sélestat en retire un certain prestige militaire.

Heinrich Kramer a alors huit ans. On ne sait pas grand-chose de ses jeunes années mais ce qui est sûr, c'est que ses préoccupations sont bien loin des exploits militaires de sa ville natale. Ce qui l'intéresse vraiment, c'est la religion. Enfant déjà, il sait que c'est la voie qui l'attend.

Il est encore très jeune lorsqu'il intègre le couvent dominicain de Sélestat et son dévouement est tel qu'à peine entré dans l'âge adulte, il y est nommé prieur. Il acquiert rapidement la réputation d'un homme pieux, un travailleur infatigable doté d'un charisme étonnant. Cette dernière qualité lui sert beaucoup et il attire souvent les foules pendant ses prêches.

Il mène une vie simple au couvent dominicain et passe tout son temps libre à étudier les questions théologiques. Année après année, il assoit sa réputation. Le chemin est long mais c'est un homme déterminé. Et ses efforts finissent enfin par payer !

Peu avant 1474, il a alors moins de quarante ans, Heinrich Kramer est nommé Inquisiteur du Tyrol, de Salzbourg, de la Bohême et de la Moravie. Depuis sa création au 13e siècle, l'Inquisition s'est largement développée en Europe. C'est maintenant un ordre très bien établi, qui n'hésite pas à utiliser la manière forte pour ramener les hérétiques dans le droit chemin.

Lorsqu'il est nommé Inquisiteur, Heinrich Kramer sait qu'il vient d'obtenir un poste important, qui va lui ouvrir beaucoup de portes. Il n'attend d'ailleurs pas très longtemps. Rapidement, il se lie d'amitié avec Bernhard von Rohr, l'archevêque de Salzbourg, dont il devient le bras droit. 

Son amitié avec Von Rohr et ses qualités d'orateur lui valent vite l'attention de Rome. En 1479, il reçoit le grade de docteur en théologie. Pour celui qui a passé toute sa vie d'adulte à étudier le sujet, c'est une consécration.

Kramer a tout ce dont il rêve, mais l'euphorie ne dure pas longtemps. Voilà maintenant quelques temps qu'une question le taraude, une question que beaucoup de ses confrères ne prennent pas avec autant de sérieux qu'il le voudrait. Cette question, c'est celle de la sorcellerie.

La sorcellerie n'a pas toujours été une pratique hérétique

Pour comprendre pourquoi la question de la sorcellerie est importante, il faut que nous revenions quelques siècles en arrière.

La croyance en l'existence de sorciers, et surtout de sorcières, n'est pas nouvelle. Dans l'Antiquité, on croyait déjà aux forces surnaturelles. Chez les sociétés païennes, on pensait qu'une personne pouvait tout à fait réaliser des rituels et des incantations magiques pour atteindre ses objectifs ou résoudre ses problèmes. La pratique n'était pas forcément mal vue, d'ailleurs. Le sorcier ou la sorcière ne subissait la vindicte populaire que lorsqu'il ou elle utilisait ses pouvoirs pour faire le mal. On les traitait alors comme n'importe quel criminel.

Ce n'est pas le développement de la chrétienté en Europe qui a déclenché la chasse aux sorcières telle que nous la connaissons. Au début du Moyen-Âge, le rôle de l'Eglise catholique était même complètement différent. Pour les autorités ecclésiastiques, la sorcellerie n'était alors qu'une croyance populaire païenne et inacceptable. On ne luttait donc pas contre les sorcières mais contre la croyance aux sorcières. En 785, après le concile de Paderborn, l'Eglise stipule même que, je cite, "quiconque affirmerait que les sorcières existent, que les croyances païennes existent, serait condamné à mort". Le texte est si important pour l'époque qu'il est ratifié par Charlemagne lui-même.

L'Eglise ne change son fusil d'épaule que 500 ans plus tard. En 1233, le pape Grégoire IX rédige une bulle pontificale, une sorte de décret religieux, qui assimile pour la première fois la sorcellerie à une croyance réelle. Il y décrit notamment le culte du diable et le sabbat des sorcières. 

La surveillance des pratiques de sorcellerie se renforce mais les sorcières ne sont pas encore vues comme des hérétiques. Il faut attendre un siècle et une nouvelle bulle pontificale pour que la situation empire. En 1326, le pape Jean XXII rédige un décret dans lequel la sorcellerie est officiellement associée à une pratique hérétique. Sa répression incombe désormais à l'Inquisition, qui va prendre la tâche très à cœur.

Kramer reçoit le soutien du pape

En tant que docteur en théologie, Heinrich Kramer est un homme instruit, qui prend très au sérieux les textes de l'Eglise. Il ne croit pas aux légendes des sorcières qui pourraient se transformer en animaux ou en monstres. Pour lui, ce sont des contes de bonnes femmes qui veulent se rendre intéressantes ! Mais il croit aux sorcières, ces femmes dotées de pouvoirs magiques, et il les déteste viscéralement. Il sait qu'elles peuvent voler lors du sabbat, détruire des récoltes, provoquer des tempêtes ou empoisonner les hommes. 

Surtout, il a en horreur leurs mœurs dissolues. Pour lui, ce sont des créatures sexuelles, il les imagine nues, offrant leur corps au Diable en échange de pouvoirs maléfiques. Car c'est évidemment à cela qu'on reconnaît une sorcière ! Vous l'avez compris : le sujet l'obsède.

Kramer prend sa mission d'Inquisiteur très à cœur. Il veut amener les sorcières devant la justice, coûte que coûte ! Mais le Saint-Empire romain germanique a un défaut qui va le bloquer dans sa tâche. Pour comprendre, il faut imaginer sa structure géopolitique. C'est un empire qui dispose d'un faible pouvoir central, car il est morcelé en un grand nombre de petits territoires. Les affaires civiles sont gérées par les autorités locales. Or, les autorités ecclésiastiques locales n'aiment pas beaucoup déléguer leur pouvoir. Kramer se heurte souvent à leur désintérêt pour les questions de sorcellerie et dans certains cas, il fait même face à une franche hostilité.

Qu'à cela ne tienne, il sait qu'il dispose du soutien de Rome. En 1484, il rend compte de la situation au Pape Innocent VIII, qui prend des mesures immédiates. Le 5 décembre, il publie la Summis Desiderantes Affectibus. 

Derrière ce nom un peu compliqué se cache une bulle pontificale qui donne à l'Inquisition des pouvoirs beaucoup plus importants pour réprimer la sorcellerie. Le pape n'y redéfinit pas la sorcellerie, et je préfère vous dire que c'est un détail important. Mais il ordonne aux autorités locales de coopérer avec les Inquisiteurs, sous peine d'excommunication.

Le document est purement politique, c'est une réponse du pape aux caprices de Kramer. Mais on le considère aujourd'hui comme le point de départ d'une chasse aux sorcières qui durera près de trois siècles.

Heinrich Kramer et Helena Scheuberin

Armé de sa nouvelle autorité, et probablement d'un sentiment de toute puissance, Heinrich Kramer se rend à Bressanone, en Italie. Là-bas, il parvient à convaincre le diocèse de la nécessité de chasser les sorcières qui envahissent la vallée du Rhin. 

Il obtient de Georg Golser, un évêque catholique de Bressanone, une lettre lui apportant son soutien. Golser ne signe pas le document de gaieté de cœur : il n'apprécie pas beaucoup Kramer. Ni son caractère, ni son impétuosité. Contraint par l'autorité du Pape, il accepte toutefois de placer l'enquête sous sa protection et celle de l'archiduc Sigmunds du Tyrol, un prince de la maison de Habsbourg.

Heinrich Kramer se rend sans tarder à Innsbruck. Il y va pour y prêcher mais surtout pour enquêter. Il ne lui faut pas longtemps pour être remarqué et ses idées ne lui attirent pas toujours la sympathie. Une femme, en particulier, s'oppose à lui. Cette femme, c'est Helena Scheuberin.

Helena Scheuberin est née à Innsbruck et y a vécu toute sa vie. Elle est mariée depuis huit ans à un certain Sebastian Scheuber, un bourgeois prospère de la ville. De l'avis général, Helena est une femme de caractère, à la langue bien pendue. Elle ne supporte pas les idées de l'ordre des Dominicains, encore moins leurs positions sur la sorcellerie.

Quand Kramer arrive à Innsbruck, elle le prend en grippe presque immédiatement. Elle n'adhère pas à ses théories, perturbe ses prêches et l'invective en public. Pour elle, l'obsession de l'inquisiteur pour la sorcellerie relève de l'hérésie et elle n'hésite pas à le faire savoir. Elle décide même de cesser d'assister aux prêches et se moque de Kramer en public. Celui-ci est piqué au vif. Il n'a pas l'habitude qu'une femme lui tienne tête. Pour qui se prend-elle ? Vous l'avez compris, c'est par elle que commencera discrètement son enquête.

Cinquante femmes interrogées

Il se renseigne, farfouille, questionne autour de lui. Ce qu'il découvre l'enchante. Comme il l'avait supposé, Helena Scheuberin est une femme suspecte. Certaines personnes l'ont vue en compagnie de suspects d'hérésie. D'autres la soupçonnent d'avoir causé la maladie d'une femme pour prendre le mari comme amant. 

Le témoignage d'un médecin est celui qui cause le plus de tort à Helena : il la soupçonne d'avoir utilisé la magie pour tuer le chevalier Jörg Spiess, avec qui elle voulait commettre un adultère. Fort de toutes ces informations, Heinrich Kramer attend son heure. Il n'a pas besoin d'attendre très longtemps. Un jour, il croise Helena Scheuberin dans la rue. Celle-ci est de mauvaise humeur. Elle s'arrête, lui crache dessus et se met à crier : "Honte sur toi, mauvais moine ! Que le mal t'emporte !". 

Pour Kramer, c'est la goutte d'eau ! Il lance une procédure officielle et l'enquête prend une ampleur démesurée. Au total, ce sont pas moins de 50 femmes qui sont interrogées. Elles sont toutes soupçonnées de sorcellerie mais la plupart ont surtout été dénoncées par d'anciens amants, des maris trompés ou simplement des personnes avec qui elles étaient en conflit.

Au terme des dénonciations et des interrogations, Kramer parvient à mener Helena Scheuberin au procès, avec treize autres femmes. 

Au matin du 29 octobre 1485, la plus grande salle de l'Hôtel de ville d'Innsbruck se remplit peu à peu de dignitaires. Helena en connaît quelques-uns. Dans l'assemblée se trouvent Georg Golser, l'homme qui n'apprécie guère Kramer, et Cristan Turner, son représentant à Innsbruck. Paul Wann et Sigismund Saumer, deux spécialistes des lois canoniques, font également partie de l'assemblée. On compte aussi trois frères de l'Ordre des Dominicains, deux notaires et Heinrich Kramer, qui se fait appeler pour l'occasion par son nom latin : Henri Institoris.

Kramer, ou plutôt Institoris, jubile de voir cette femme dans le banc des accusées. Avec le soutien du pape, il sait qu'il va gagner. Helena Scheuberin n'a aucun pouvoir dans cette salle remplie d'hommes, déjà convaincus de sa culpabilité. Malheureusement pour Kramer, il commet une terrible erreur, dès le début du procès.

Le procès de Helena Scheuberin

Une fois les dignitaires installés, le procès commence. On rappelle à Helena Scheuberin ce dont elle est accusée : agression d'un inquisiteur, fréquentation d'hérétiques, adultère, hérésie et surtout, meurtre par usage de sorcellerie. Kramer peut débuter son interrogatoire. Pour sa première question, il choisit d'interroger Helena sur ses pratiques sexuelles. 

Ce choix fait lever quelques sourcils dans la salle mais personne ne s'interpose. Les minutes passent, Kramer insiste. Il ne cesse de poser des questions sur la virginité de l'accusée, ses partenaires, ses fantasmes, cela l'obsède. Il apparaît vite que l'Inquisiteur a uniquement basé ses accusations sur les mœurs de cette femme qu'il déteste.

Dans la salle, le malaise est maintenant palpable, les dignitaires se râclent la gorge et remuent sur leurs chaises. Heinrich Kramer ne remarque rien. Après une nouvelle question indécente, Georg Golser se lève enfin et fait interrompre le procès. Kramer est outré, il n'a pas encore déroulé tout son argumentaire. Mais il sent que l'assemblée lui est hostile. Alors il obtempère.

Lorsque l'audience reprend, Kramer a la désagréable surprise de découvrir que Georg Golser a fait venir une nouvelle personne dans la salle. Il s'agit de Johann Merwais. Cet homme est diplômé en loi canonique mais surtout, et vous imaginez bien que c'est une catastrophe pour l'Inquisiteur, c'est un avocat. Il est ici pour venir en aide aux femmes accusées.

Lorsque Johann Merwais prend la parole, il pointe tout de suite du doigt les nombreuses erreurs de procédure. Mais il a aussi une dent contre Kramer, à qui il reproche d'avoir posé des questions fallacieuses, où la réponse était déjà induite. L'Inquisiteur fulmine. Helena Scheuberin, elle, assiste à l'audience avec attention. Elle se pensait condamnée mais elle se dit que, peut-être, elle pourrait s'en sortir. Son sort est lié à la décision du conseil des dignitaires, qui entre en délibération.

Dans la salle, la tension est palpable. Au bout de quelques minutes, le conseil rend sa décision. Helena Scheuberin et les treize autres femmes sont déclarées innocentes. Heinrich Kramer proteste à grands cris mais rien n'y fait. Elles sont immédiatement libérées, et l'Inquisiteur, fou de rage, continue à déverser sa bile. Il ne va pas en rester là !

Il porte l'affaire directement devant Georg Golser, dont il avait obtenu la protection quelques mois plus tôt. L'évêque est excédé. Il regrette d'avoir accordé son soutien à cet homme impétueux et obsédé. Mais il accepte d'étudier le dossier. Après une lecture attentive, il lui apparaît vite que le jugement prononcé est le bon : Helena Scheuberin n'est pas une sorcière. Kramer ne lâche pas le morceau. Cette promiscuité sexuelle, cette immoralité, c'est forcément le signe de la sorcellerie, rien ne le fera changer d'avis ! Georg Golser décide malgré tout de clôre le procès. Non seulement il ne peut plus supporter les agissements de Kramer, mais il craint aussi les représailles des familles des accusées. En plus de débouter l'inquisiteur, il enjoint Sigmunds du Tyrol, le prince de la maison de Habsbourg, à payer les frais de justice des femmes innocentées. Autant vous dire que pour Heinrich Kramer, c'est un véritable camouflet !

Dans les mois qui suivent, Kramer et Golser échangent plusieurs lettres. Celles de l'Inquisiteur sont toutes plus obsessionnelles les unes que les autres, à tel point que Golser lui demande de cesser ses investigations. Rien n'y fait. Dans une dernière lettre datée de 1486, l'évêque prend la seule décision qui s'impose : Heinrich Kramer est ordonné de quitter Innsbruck sur-le-champ.

Pour celui qui avait le soutien du pape et pensait être intouchable, l'humiliation est totale. Mais il n'a pas le choix, il doit obtempérer. Il retourne donc à Cologne, la tête basse, pensant déjà à la manière dont il pourrait se venger. Il ne lui faut pas longtemps pour trouver la réponse.

L'écriture du Malleus Maleficarum

Heinrich Kramer a peut-être perdu une bataille mais il refuse de perdre la guerre. On pense qu'après sa défaite, il aurait immédiatement écrit au pape Innocent VIII pour demander l'autorisation d'écrire un traité sur la sorcellerie. Si c'est le cas, il obtient apparemment un avis favorable puisque moins d'un an plus tard, en 1487, il publie à Strasbourg le Malleus Maleficarum, aussi connu sous le nom de "Marteau des Sorcières".

Dedans, il y étudie la sorcellerie d'un point de vue théologique et affirme que la pratique est réelle. Il développe son argumentaire sur des centaines de pages mais son explication tient en quelques mots : les femmes, de par leur nature et leur intelligence inférieure, sont plus disposées à céder aux tentations de Satan. Dans le Malleus Maleficarum, il décrit comment reconnaître une sorcière et s'attarde, encore une fois très longuement, sur la promiscuité sexuelle de ces dernières. 

La dernière partie de son ouvrage est consacrée à l'élimination des sorcières par la capture, le jugement et la condamnation. Il décrit longuement les méthodes de torture appropriées pour obtenir des confessions. Et surtout, comment reconnaître les témoignages véridiques de ceux qui ont été corrompus… Il affirme notamment que si, pendant un procès, un avocat se montre un peu trop convaincant pour défendre des sorcières, il est forcément ensorcelé. A coup sûr, Kramer n'a pas oublié Johann Merwais, l'avocat d'Helena Scheuberin !

Le Malleus Maleficarum n'est pas le premier traité du genre, évidemment. Mais contrairement à ses prédécesseurs, il rencontre un succès fulgurant. Il faut dire que, par une coïncidence de l'Histoire, il est aidé par une invention toute récente.

Un livre poussé par l'invention de l'imprimerie

Trente ans plus tôt, en 1456, dans un petit atelier de Mayence, un ingénieur nommé Johannes Gensfleisch a mis sur pied un objet révolutionnaire. Cet ingénieur se faisait appeler Gutenberg et l'imprimerie, son invention, se développa à une vitesse phénoménale dans toute la vallée du Rhin. Si Heinrich Kramer diffusa d'abord son Marteau des Sorcières à Strasbourg, c'est parce que l'impression y était beaucoup plus facile.

La population s'arrache le traité de Kramer, publié sous le nom de Henri Institoris. Entre 1487 et 1520, on compte une vingtaine de rééditions du Malleus Maleficarum, et seize de plus entre 1574 et 1669. Malgré l'accord donné à Institoris, l'église catholique ne goûte pas du tout ce succès. En effet, de nombreuses affirmations de l'auteur sont contraires aux enseignements chrétiens. Et la ferveur populaire autour de l'ouvrage ne fait que renforcer un phénomène de chasse aux sorcières, que l'Eglise essaye malgré elle de contenir. 

A peine trois ans après la publication du Malleus Maleficarum, l'Eglise catholique désavoue le traité. Les théologiens de l'Université de Cologne le condamnent même fermement. Ils affirment qu'il décrit des procédures d'interrogatoire illégales et contraires à l'éthique. L'ouvrage est mis à l'Index peu de temps après, et rejoint le long catalogue de livres interdits par la foi catholique.

Mais les tentatives de censure de l'Eglise échouent les unes après les autres, Le Marteau des Sorcières continue à se diffuser. Dans beaucoup de villes, il sert d'ouvrage de référence pour reconnaître, capturer et se débarrasser des sorcières. Des femmes, presque exclusivement. Depuis la publication de l'ouvrage, la pratique de la sorcellerie semble être devenue une activité essentiellement féminine… 

Entre 1487 et 1782, date où la dernière Européenne est exécutée pour sorcellerie, on estime le nombre de victimes entre 50 000 et 100 000, dont 80% de femmes. L'Allemagne compte pour près des trois quarts des condamnées à mort, en partie à cause de la diffusion du Malleus Maleficarum.

Le début de la chasse aux sorcières

Malgré le désaveu de l'Eglise catholique, Heinrich Kramer connaît une carrière remplie de succès. Il est demandé en tant que consultant dans de nombreuses villes d'Europe, invité à donner des lectures et des conférences dans des universités. Il écrit d'autres ouvrages qui ne connaissent pas le succès retentissant du Marteau des Sorcières. Il passe le reste de sa vie dans l'écriture et les prêches et meurt en Moravie en 1505, à l'âge de soixante-neuf ans.

Pendant longtemps, son Malleus Maleficarum fut considéré comme un ouvrage de référence pour décrire la chasse aux sorcières qui sévit d'abord en Europe puis en Amérique du Nord. Aujourd'hui, les historiens sont beaucoup plus nuancés. Le Marteau des sorcières ne représente vraiment que la vision obsessionnelle de Kramer. 

Pour autant, sa publication contribua à renforcer la notion que la sorcellerie était une affaire de femmes, créant une mortelle chasse aux sorcières qui dura près de trois siècles.