Le prince Philip, époux de la reine Elizabeth II, nous a quitté hier à l'âge de 99 ans. Dans cet épisode spécial du podcast Europe 1 Studio "Au cœur de l'Histoire", Jean des Cars vous raconte comment la vie du duc d’Edimbourg a basculé suite à l'accession au trône de sa femme.
Le prince Philip, mari de la reine Elizabeth II, est mort vendredi, deux mois avant son centième anniversaire. Dans cet épisode spécial du podcast Europe 1 Studio "Au cœur de l'histoire", Jean des Cars poursuit son récit de la vie de cet homme ombrageux qui a dû trouver une façon d'exister aux côtés de la femme la plus célèbre du monde.
Elizabeth met au monde leur deuxième enfant, la princesse Anne, le 15 août 1950, à Clarence House. Philip est revenu juste à temps pour être aux côtés de son épouse. Il repart tout de suite pour Malte. Elizabeth le rejoint en décembre, laissant ses deux enfants à Sandringham avec leurs grands-parents. Le couple est absent sept mois. Mais en juillet 51, il faut rentrer. Désormais, Malte, c’est fini. Lady Mountbatten dira, en parlant de la future reine : "Ils remettent l’oiseau dans la cage".
En effet, George VI va mal. Il va être opéré d’un cancer du poumon et la princesse héritière, accompagnée de son mari, va devoir remplacer le roi, notamment dans les voyages qui avaient été prévus. Lors d’un périple au Canada en octobre, Philip s’illustre par une de ses premières gaffes officielles en déclarant publiquement que “Le Canada est un bon investissement” ! Une phrase pour le moins malvenue. Les Canadiens sont logiquement choqués par les relents colonialistes de cette remarque. Puis, après le Canada, ce sera un grand tour du Commonwealth, de l’Afrique à l’Australie, que George VI n’avait pu entreprendre en 1939 en raison de la guerre et qu’il n’est plus en état physique d’accomplir. On connaît la suite. Elizabeth et Philip quittent Londres le 31 janvier 1952. C’est au Kenya, le 6 février suivant, moins d’une semaine après leur départ qu’ils sont informés de la mort du roi. Elizabeth accède au trône.
Un mari vexé d’être en retrait
A Londres, dès la descente de l’avion, Philip est prié d’attendre quelques instants avant de suivre son épouse. Désormais, il devra marcher trois pas derrière la reine. Il aime Elizabeth. Dans la terrible épreuve qu’a été l’annonce de la mort de George VI, il l’a soutenue et ne cessera de le faire. Mais au même moment, il sait qu’il va changer de statut. Désormais, elle est la reine. Elle devient chef d’Etat et chef de famille. Il le savait, mais c’est sans doute arrivé trop tôt. Il va falloir qu’il trouve une nouvelle place et cela ne sera pas facile. Quoi qu’il arrive, il sera toujours derrière elle, après elle. Tout de suite après les funérailles et la prestation de serment d’Elizabeth II, le premier choc est le déménagement très rapide de Clarence House à Buckingham Palace. C’en est fini de ce foyer qu’ils avaient façonné à leur image. Les lieux sont cédés à la reine mère et à sa fille cadette, Margaret.
Le deuxième choc est dû à une maladresse de la jeune souveraine. Juste après son accession au trône, Dickie Mountbatten avait déclaré: “Maintenant, la maison Mountbatten règne”. Elizabeth, prévenue par sa grand-mère, la reine Mary, qui était horrifiée par cette saillie, rédige un mémorandum, approuvé par le gouvernement. Il est publié le 7 avril 1952 : "Je déclare ma volonté et mon plaisir que moi-même est mes enfants seront identifiés et connus comme la Maison et la Famille de Windsor et que mes descendants qui se marieront et leurs descendants porteront le nom de Windsor."
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C’est net et sans appel. C’est aussi la première crise révélée publiquement au sein du couple royal. Si Philip n’était en rien responsable des propos de son oncle et s’il n’avait aucune intention de partager le rôle de la reine son épouse, le duc d’Edimbourg est profondément blessé par la sèche mise au point que sa femme fait aux yeux du monde. Il explose de colère et lance un aphorisme, qui devient célèbre: “Je ne suis qu’une maudite amibe !” Métaphore malheureuse de la part du compagnon d’une souveraine et père de deux enfants royaux, car comme chacun sait, les amibes se reproduisent elles-mêmes, sans avoir besoin de vivre en couple. Philip est humilié, sans identité réelle, rabaissé à un rôle évanescent.
La reine est très consciente de la souffrance de son mari. Elle décide de le mettre à la tête du comité chargé de la préparation de son couronnement. Mais le duc d’Edimbourg se rend vite compte que ce comité n’a aucun pouvoir. Il est déçu. Le 2 juin 1953, la cérémonie est cependant une réussite totale, sa retransmission à la télévision un grand succès populaire et inédit. Elizabeth II devient une reine de l’image. Au moment du sacre et du couronnement, le duc d’ Edimbourg s’avance. Il s’agenouille, geste d’allégeance. Il prend les mains de son épouse et lui dit: “Je suis votre homme lige”. Il jure de se soumettre “avec l’aide de Dieu”, et embrasse la reine sur la joue gauche, ce qui est délicat avec la lourde couronne qu’elle porte !
Après les festivités, Elizabeth II et Philip vont accomplir un très grand périple à travers le Commonwealth, le “Coronation Tour”. Il les conduira aux Bermudes, aux Bahamas, ils passeront par le Canal de Panama pour gagner l’archipel des Fidji. A Noël, ils sont en Nouvelle- Zélande puis en Australie. Charles et Anne sont restés avec leur grand-mère, “queen mum”. Ils retrouveront leurs parents à Tobrouk, en Libye, en mai 1954. Les enfants arrivent à bord du nouveau yacht royal le “Britannia”, enfin achevé. Après le déménagement forcé de Clarence House à Buckingham Palace, Elizabeth et Philip considéreront ce luxueux navire comme leur vraie maison. Là aussi, ils ont supervisé l’aménagement et la décoration. Le vaisseau accompagnera leur vie pendant quarante-trois ans, tant pour les voyages officiels que pour la croisière annuelle qui, l’été, les conduit vers l’Ecosse.
La crise conjugale de 1956-1957
Malgré les voyages, malgré les nombreux parrainages d’associations et de fondations dont il s’occupe, Philip a du vague à l’âme. Des rumeurs courent dans Londres. On prête au mari de la reine des sorties nocturnes et, peut-être, des liaisons. Il faut dire qu’il avait été introduit par son secrétaire Michael Parker au Thursday Club, dans le quartier chic de Mayfair. Les membres de ce cercle d’influence 100% masculin se réunissaient une fois par semaine dans un restaurant élégant. Il y avait des journalistes, des acteurs comme David Niven et Peter Ustinov, un photographe connu nommé Baron qui avait déjà pris des photos du couple royal. Outre les déjeuners, les membres du club se retrouvaient parfois lors de dîners et de soirées dans des night-clubs. On y voyait souvent le duc d’Edimbourg. Ce club avait fini par susciter de tels ragots qu’il avait dû démissionner, ainsi que son secrétaire.
C’est peut-être pour faire oublier ces rumeurs – ou pour bouder et manifester son agacement à l’encontre de son épouse – que Philip décide de se rendre, en compagnie de Michael Parker, aux Jeux Olympiques de Melbourne. Ce voyage dure quatre mois. Ensuite, Philip prévoit de visiter la station scientifique britannique en Antarctique. C’est la première fois que le couple royal est séparé aussi longtemps. C’est d’autant plus fâcheux que la crise de Suez éclate pendant son absence. La reine l’affronte avec son Premier ministre Anthony Eden. Les opérations en Egypte se termineront par un terrible fiasco. Philip est absent lors des fêtes de Noël 1956, tandis que des rumeurs recommencent à courir sur ses joyeuses soirées avec son secrétaire lors des escales dans le Pacifique…
La reine ne revoit son mari qu’en février 1957 à Lisbonne, avant une visite officielle au Portugal. Les retrouvailles sont apparemment chaleureuses et dès le 22 février, à leur retour, elle lui octroie le titre de Prince Consort. Elle aurait pu y penser plus tôt. Mais Philip est heureux de cette décision. Enfin, il existe ! En 1959, Elizabeth II est à nouveau enceinte. L’enfant de la réconciliation, Andrew, naîtra le 19 février 1960. Son prénom est d’ailleurs une référence au père de Philip, prénommé André. Encore une délicate attention de la reine. Dix jours avant la naissance, elle lui accorde ce qui lui avait été refusé en 1952 et restait une plaie ouverte pour sa fierté. Elle publie un important mémorandum : "Maintenant et dorénavant, je déclare ma volonté et mon plaisir que tandis que moi-même et mes enfants continueront d’être identifiés et connus sous le nom de Maison et Famille de Windsor, mes descendants autres que ceux bénéficiant de l’identité d’un titre et des privilèges d’Altesses Royales et de la dignité titulaire de prince ou princesse ainsi que les descendantes féminines qui se marieront et leurs descendants, porteront le nom de Mountbatten-Windsor." Ouf ! Andrew portera le nom de Mountbatten-Windsor tout comme son frère Edouard qui naîtra le 10 mai 1964. Philip n’est plus une “amibe”. Il a retrouvé son identité et peut enfin transmettre son nom à ses descendants.
Philip père de famille
Dès son accession au trône, la reine avait concédé à Philip toutes les décisions relatives à leurs deux premiers enfants, Charles et Anne. C’était alors la seule façon qu’elle avait de lui reconnaître son autorité paternelle et peut-être d’apaiser la frustration qu’il éprouvait alors de ne pouvoir leur donner son nom. Cette décision permettait aussi à Elizabeth II de consacrer la majorité de son temps à ses devoirs de monarque. Les deux parents étaient d’accord sur l’essentiel afin que Charles et Anne aient la vie la plus normale possible. Ce n’était pas évident. Charles n’est pas allé à l’école tout de suite. C’est une gouvernante qui est chargée de lui apprendre les bases. Ce n’est qu’à l’âge de 9 ans qu’il est scolarisé à Hill House. Le jour de la rentrée, une foule de photographes est massée devant l’école. La reine demande aux journalistes de cesser de harceler son petit garçon. Il ne restera que jusqu’à l’été.
Dès septembre 1957, il devient pensionnaire à Cheam. Philip veut que son fils reçoive la même éducation que la sienne. S’il avait apprécié l’institution, Charles n’y sera jamais à l’aise. Toutefois, il y restera jusqu’à ce que son père le conduise en hélicoptère, le 1er mai 1962, jusqu’au pensionnat écossais de Gordonstoun dont il avait gardé un bon souvenir. Charles y sera encore plus malheureux et en voudra terriblement à son père de ne pas avoir pris conscience de sa souffrance. Il n’est alors soutenu que par sa grand-mère. La reine mère lui téléphone chaque fois qu’elle le peut et le voit le plus souvent possible. Les rapports de Philip et de son fils aîné seront toujours difficiles. Il n’y a aucune intimité réelle entre eux. Le seul confident de Charles sera son parrain, Lord Mountbatten, auquel il voue une immense affection.
L’éducation d’Anne a été beaucoup plus simple. Philip et sa fille se sont toujours bien entendus. Son caractère extraverti enchante son père. Petite, elle préfère jouer à des jeux d’ordinaire réservés aux garçons. Elle est aussi proche de sa mère dont elle partage la passion des chiens et des chevaux. Dès sa sortie du pensionnat qu’elle a beaucoup mieux supporté que Charles, l’équitation devient la passion définitive de la princesse. Elle s’entraîne dans les fameuses écuries d’Alison Oliver, recommandées par l’écuyer de la reine-mère. Pour les autres enfants, Andrew et Edward, ce sera plus simple. Andrew est très accommodant, extraverti, pas compliqué. Gordonstoun lui conviendra. Pour Edward, ce sera différent…
Pour la suite de l’éducation de Charles en 1965, la décision sera difficile à prendre. Ses deux parents s’inquiètent de son mal être. Une sorte de conseil de famille est réuni le 22 décembre 1965 à Buckingham Palace. Puisqu’il s’agit de l’avenir de l’héritier, le Premier ministre Harold Wilson et l’archevêque de Canterbury sont aussi présents. Et c’est Lord Mountbatten, appuyé par la reine-mère, qui permet que son filleul entre au fameux Trinity College de Cambridge avant de s’inscrire à Dartmouth, comme son père. Mais contrairement à Philip, Charles est un intellectuel.
Philip, les mariages des enfants et des petits-enfants
Lors des mariages des quatre enfants, c’est évidemment la reine qui doit donner son agrément, mais les décisions sont prises en accord avec Philip. On connaît les désastres qu’ont été les mariages de Charles et d’Andrew. Si Philip a eu une certaine sympathie, voire une relative compassion à l’égard de Diana lors des premières crises, elle a fini par l'exaspérer et il a fortement soutenu la reine lors de la décision du divorce. Pour Sarah Ferguson, l’épouse d’Andrew, ce fut pire. Il a détesté cette belle-fille pour toutes les humiliations qu’elle a fait subir à son fils. Et si aujourd’hui Andrew et Sarah vivent sous le même toit sans s’être remariés, c’est probablement parce que Philip y est violemment opposé. En revanche, il est un très bon grand-père. Lors de la mort de Diana, tout comme son épouse, il s’est beaucoup occupé de William et Harry. On sait que les deux garçons ont accepté le supplice de la longue marche derrière le cercueil de leur mère parce que leur grand-père était près d’eux.
La reconnaissance de la reine envers son mari
En 2017, à l’occasion de leur soixantième anniversaire de mariage, la reine a rendu publiquement un bel hommage à son mari : "Il a simplement été ma force durant toutes ces années et le demeure. Et moi, et sa famille entière, et ce pays, et beaucoup d’autres pays, nous lui devons plus qu’il ne le dira jamais." Une rarissime et véritable déclaration d’amour royale !
Le 4 mai 2017, à l’âge de 95 ans, le prince Philip annonce son retrait de la vie publique, estimant "avoir fait sa part". C’est exact : en soixante-dix ans de vie officielle, le duc d'Edimbourg a tenu 22.191 engagements, assuré 637 visites à l’étranger dans 67 pays, prononcé 5.493 discours et patronné 785 associations. En plus de cet agenda chargé, il a écrit quatorze livres et n’a jamais renoncé à ses passions, le polo, les courses d’attelages dont il a été champion du monde, le pilotage d’avions et d’hélicoptères. Une retraite bien méritée. Philip ne participe qu’aux évènements privés de la famille. Il était évidemment présent au mariage de Harry et Meghan. Confiné avec la reine à Windsor lors de la crise du coronavirus en 2020, il est hospitalisé le 16 février 2021. Il s’est finalement éteint à Windsor après plusieurs semaines de soins, à la veille de ses cent ans.
Ressources bibliographiques :
Sarah Bradford, Elizabeth - en anglais (Penguin Boosks, 1996, nouvelle édition mise à jour en 2002)
Jean des Cars, La saga des Windsor, de l’Empire britannique au Commonwealth (Perrin, 2011)
Jean des Cars, Elizabeth II, la Reine (Perrin, 2018)