Lucrèce Borgia doit en partie sa réputation sulfureuse à la pièce que lui a consacrée Victor Hugo. Dans ce nouvel épisode du podcast Europe 1 Studio "Au cœur de l'Histoire", Jean des Cars vous révèle le vrai visage de cette figure de la Renaissance italienne injustement fustigée.
Par ses mariages, Lucrèce Borgia a servi de monnaie d'échange politique et diplomatique à son père et à son frère. Dans ce nouvel épisode du podcast Europe 1 Studio "Au cœur de l'histoire", Jean des Cars montre comment la légende noire de cette femme complexe et intelligente doit beaucoup à la façon dont sa famille l'a instrumentalisée.
L’annulation rocambolesque du premier mariage de Lucrèce
À l'âge de 13 ans, en 1493, Lucrèce Borgia est mariée à Giovanni Sforza par son père, le Pape Alexandre VI. Par ce geste, purement diplomatique, il indique qu’il cesse de soutenir les Aragonais pour la possession du royaume de Naples et se range du côté des Sforza, ducs de Milan, qui, eux, soutiennent les revendications françaises du roi Charles VIII sur ce royaume. Mais celui-ci échoue, et le Pape retourne finalement à son alliance aragonaise. Le mari de Lucrèce est devenu parfaitement inutile. On doit lui trouver un nouvel époux, plus conforme à la nouvelle politique de son père. Mais en attendant, il faut annuler ce funeste mariage…
En mai 1496, Giovanni Sforza se rend dans sa ville, Pesaro. Il refuse de réintégrer le palais romain de Santa Maria in Portico où vit Lucrèce. Début janvier 1497, son beau-père, le Pape, lui envoie un ultimatum : il lui donne quinze jours pour regagner Rome. Giovanni obtempère. Ses deux beaux-frères, Juan et César Borgia, le reçoivent avec de grandes démonstrations d’amitié, le pape aussi. Quant à Lucrèce, elle lui témoigne une spectaculaire affection.
Pourtant, Giovanni Sforza n’est pas rassuré : les Sforza, anciens alliés des Français, sont mal vus à Rome. Giovanni a très bien compris qu’il n’est plus indispensable. Le Vendredi Saint, pris de panique, il saute à cheval et galope à bride abattue jusqu’à Pesaro. Consternation à Rome ! C’est un camouflet pour le pape qui lui intime, à nouveau, l’ordre de revenir. De son côté, Giovanni réclame que Lucrèce le rejoigne à Pesaro.
La situation est complètement bloquée. Le Pape envoie alors un ambassadeur qui annonce à Giovanni que puisqu'il refuse de réintégrer le domicile conjugal à Rome, il doit renoncer à son épouse et leur mariage sera annulé. Lucrèce est, elle aussi, mise devant le fait accompli. Jusque là, elle semblait tout accepter, mais un jour d’été 1497, lors d’une promenade à cheval le long des Thermes de Caracalla, elle se réfugie précipitamment dans le couvent qui est en face, celui des Dominicaines de San Sixto. Les religieuses lui accordent l’hospitalité. Le Pape est totalement désarçonné par l’attitude de sa fille. Elle a 17 ans. C’est la première fois qu’elle lui résiste.
Une semaine plus tard, un détachement armé se présente aux aurores devant les grilles du couvent, exigeant des nonnes qu’elles lui remettent Lucrèce. Elles refusent d’ouvrir. Le frère de Lucrèce, César, fait une autre tentative d’enlèvement, toute aussi inefficace.
Pendant ce temps, le dossier d’annulation du mariage avance. A Pesaro, Giovanni Sforza est atterré d’apprendre que cette annulation s’appuiera sur une loi qui autorise une femme à demander le divorce si, au bout de trois années, le mariage n’a toujours pas été consommé… La ficelle est un peu grosse : non seulement le mariage a été consommé, mais on prête à l’époux de Lucrèce une vie extra-conjugale très intense. Mais Giovanni craint pour sa vie, il connaît la mauvaise réputation des Borgia… Il décide de se réfugier à Milan, chez son oncle, le duc Ludovic le More. Malheureusement, il ne se montre guère accueillant. Giovanni va devoir accepter les conditions de cette séparation.
Quant à Lucrèce, toujours recluse dans le monastère de San Sixto, elle doit aussi être informée des tractations en cours pour l’annulation de son mariage. On cherche un messager qui puisse servir d’intermédiaire entre le Vatican et le couvent. Le pape propose un jeune Aragonais, Perotto, vice-camérier pontifical. L’affaire doit être complexe car le messager passe beaucoup de temps au couvent, et Lucrèce semble réellement l’apprécier… Ce qui devait arriver arriva : elle tombe enceinte !
Le secret est bien gardé mais la jeune femme doit sortir du couvent le 22 décembre 1497 pour officialiser l’annulation de son mariage devant les sévères juges canoniques. Elle apparaît devant le tribunal de la Sainte Rote, composé de cardinaux et de dignitaires ecclésiastiques, enceinte de six mois. Elle est magnifique ! Sa fidèle suivante Pantasilea lui a confectionné une robe admirable qui camoufle parfaitement sa grossesse. Personne ne soupçonne quoi que ce soit lorsqu’elle approuve, en souriant, la sentence qui la reconnaît "intacte", puisque son union n’a, soit disant, pas été consommée !
Lucrèce a retrouvé sa virginité diplomatique. Elle est officiellement disponible pour une nouvelle alliance, bien plus éclatante et utile que la précédente. Alexandre VI charge son fils César de marier sa sœur comme il convient. Mais entre-temps, ce dernier a appris la grossesse. Il est fou de rage contre sa cadette. Il poursuit Perotto à travers les appartements pontificaux du Vatican. Le malheureux se réfugie aux pieds du Pape, alors assis sur son trône dans la salle d’apparat. Alexandre VI a beau le couvrir de son manteau, César larde Perotto de coups d’épée, éclaboussant son père du sang de sa victime. Son corps est jeté dans le Tibre. Il sera repêché quelques jours plus tard avec le cadavre de la fidèle Pantasilea qui a elle aussi subi la vengeance de César.
Lucrèce regagne discrètement son palais de Santa Maria in Portico et accouche d’un garçon le 18 mars 1498. Puis, elle quitte Rome pour quelque temps. On ne reparlera de cet enfant que trois ans plus tard, en septembre 1501, quand Alexandre VI décidera de légitimer son existence par deux bulles pontificales. La première fait de Giovanni le fils naturel de César Borgia, frère de Lucrèce, et d’une inconnue non mariée. L’autre bulle, censée rester secrète, accorde à l’enfant le duché de Leti et en attribue la paternité au Pape lui-même ! L’enfant de Lucrèce a donc potentiellement deux pères : son propre père et son frère ! Dans ces conditions extravagantes, comment ne pas douter de la moralité des Borgia ? Comment cette famille est-elle arrivée au sommet du pouvoir à Rome ? Et comment Lucrèce survit-elle à ces turpitudes ?
L’ascension italienne des Borja venus d’Espagne
Le vrai nom des Borgia est Borja, qui se prononce avec un h aspiré, à l’espagnole. C’est une famille de petite noblesse de la région de Valence. Sa chance est d’avoir participé à la grande aventure de la Reconquista, c'est-à-dire la reconquête des territoires occupés par les Maures sur la péninsule ibérique depuis le 8ème siècle.
Le premier Borja à se distinguer particulièrement est Alfonso. Né en 1378, il profite de la protection du roi d’Aragon, Ferdinand, puis – et surtout – de son successeur Alphonse le Magnanime, qui lui permet de faire des études de droit avant d’entrer dans les ordres. Alfonso Borja devient le conseiller indispensable de ce roi qu’il accompagne dans sa conquête du royaume de Naples.
En 1438, Alfonso rejoint son protecteur à Naples en compagnie de l’héritier, Fernando, futur roi de Naples. La Papauté ayant réintégré Rome après le long épisode d’Avignon, notre Alfonso, devenu cardinal, fréquente beaucoup le Vatican. Aidé par le Magnanime, il devient, en avril 1455, le premier Pape Borgia sous le nom de Calixte III. Il a 77 ans et va faire de son neveu, le jeune Rodrigo Borgia, 22 ans, évêque de Valence puis cardinal, le deuxième personnage du Vatican, son vice-chancelier.
C’est avec lui que la famille s’installe à Rome et y fera fortune. A la demande de son oncle, Rodrigo achète un superbe palais, la Zecca, près du Château Saint-Ange. A la mort de Calixte III, Rodrigo est un riche cardinal au train de vie fastueux, mais il est mal vu de la noblesse romaine qui le traite de catalan. Les aristocrates ont très mal vécu le pontificat de son oncle, le premier catalan devenu pape.
Néanmoins, Rodrigo réussit à rester vice-chancelier des Papes suivants. En tant que cardinal, il participe à plusieurs conclaves. Et le cardinal Borgia, tout en servant loyalement le Pape Pie II, va fonder une famille ! Il rencontre une certaine Vannozza Cattanei, qui deviendra la mère de ses enfants : les plus connus, César et Lucrèce respectivement en 1475 et 1480, mais aussi Juan et Joffré. Rodrigo les reconnaît tous les quatre.
Il a pour sa fille Lucrèce de hautes ambitions. Après l’avoir laissée quelque temps à sa mère, il la confie à sa cousine Adriana, qui avait épousé un Orsini. Lucrèce a donc été élevée par sa tante dans une résidence magnifique, le palais de Santa Maria in Portico, nouveau palais Borgia, jusqu’au triomphe de son père.
En effet, à la mort du Pape Innocent VIII en juillet 1492, Rodrigo soudoie les membres du conclave (il est si riche qu’il peut se le permettre !) et, le soir du 10 août 1492, il est élu pape sous le nom d’Alexandre VI. Ce choix de prénom n’est pas un hasard : il s’agit d’un hommage à Alexandre le Grand ! Il se voit en pape guerrier et conquérant, chargeant son fils César d’envahir la Romagne pour étendre les terres du Vatican jusqu’à l’Adriatique.
Son intronisation a lieu le 26 août 1492. Elle est éblouissante. Cette année 1492 est très importante pour l’histoire mondiale : on est à la fin du Moyen-Age et au début de la Renaissance, et Christophe Colomb accoste en Amérique. Le nouveau Pape doit gérer le partage de ce nouveau monde entre l’Espagne nouvellement unifiée par la Reconquista (elle aussi achevée en 1492 par la prise de Grenade), et le Portugal. C’est ce qu’il fait par le traité de Tordesillas.
Si le nouveau pape devient un champion de la diplomatie atlantique, il n’en oublie pas pour autant les affaires de sa famille dont il veut faire une dynastie. Son fils César, âgé de 17 ans, est à la fois évêque de Pampelune, en Espagne, et étudiant en droit à Pise, en Italie ! A ce moment-là Juan a 16 ans, Lucrèce 12 et Joffré 10.
Lucrèce parle l’italien, le catalan et le castillan. Le palais où elle vit accueille les esprits les plus en vue de l’époque. Elle les rencontre. L’atmosphère dans laquelle elle baigne fait d’elle une véritable princesse de la Renaissance italienne. Son père y est très attaché. Il a d’immenses ambitions pour son mariage. Il y pense dès 1491 alors que Lucrèce n’a que onze ans ! Il n’attendra que deux petites années pour la donner en mariage à Giovanni Sforza. Je vous ai raconté la fin désastreuse de cette union au début de cet épisode…
Pendant que se trame le divorce de Lucrèce, son deuxième frère, Juan, duc de Gandie, vit en Espagne avec son épouse la duchesse Maria. Appelé par son père, il arrive à Rome sans elle. Alexandre VI a besoin de ses compétences militaires. Or Juan, beau, brillant et charmant, séduit tout le monde à Rome. César, son frère aîné, en conçoit une immense jalousie. Juan est de toutes les fêtes, on lui prête d’innombrables aventures amoureuses. Ces débordements lui attirent de nombreux ennemis parmi la haute aristocratie romaine qui gravite autour de la Papauté. Mais le Pape préfère fermer les yeux sur les frasques de son fils.
Le 15 juin 1497, Juan et César passent la journée chez leur mère, Vannozza, dans sa propriété à la campagne. Une fois de plus, Juan est le roi du banquet. Tard dans la nuit, les invités regagnent le Vatican par petits groupes. Arrivé devant le palais Sforza, Juan quitte ses amis pour, dit-il, se distraire. Il s’enfonce dans l’obscurité. On ne le reverra pas vivant. Dès le matin, on commence les recherches jusqu’à ce qu’un batelier du Tibre raconte avoir vu en pleine nuit deux hommes descendre d’un cheval le cadavre d’un homme pour le jeter dans le fleuve. On finit par repêcher un corps en habit d’apparat, percé de neuf blessures. C’est bien celui de Juan. Le Pape, dont c’était le fils préféré, lance une enquête. Mais tout le monde sait ou devine que c’est son frère César qui l’a fait assassiner…
Alexandre VI tombe dans une sorte de crise morale. Il ne peut reconnaître la culpabilité de son fils car cela ruinerait l’honneur de la famille. L’enquête est close rapidement, cinquante jours après le crime. César Borgia n’est pas inquiété. Il représente son père au couronnement du roi de Naples, Frédéric 1er, qui sera le dernier monarque de Naples issu de la dynastie des Aragon.
Le mariage de Lucrèce avec un Aragon
On oublie rapidement tous ces drames. Il faut à nouveau marier Lucrèce, débarrassée de son inutile Sforza. Les Aragon étant à nouveau maîtres de Naples, elle épouse Alphonse d’Aragon, duc de Bisceglie, le 10 juin 1498. Le couple s'installe naturellement au palais Santa Maria in Portico. Ils ont un fils, Rodrigo.
Mais deux ans plus tard, les Aragon ne sont plus à la mode. Ils perdent Naples au profit des Français et de leur roi Louis XII. Le mariage de Lucrèce n’a, une nouvelle fois, plus d’intérêt pour les Borgia. Alphonse en est bien conscient. Mais c’est sans inquiétude qu’il sort du Vatican le 15 juillet 1500. Il vient de dîner avec son épouse et son beau-père. C’est alors que trois hommes surgissent dans l’obscurité, l’épée à la main. Ils se jettent sur lui. Il est blessé mais son écuyer et son camérier parviennent à éloigner les assaillants. Ils ramènent leur maître en piteux état au Vatican.
On le conduit auprès de sa femme, en conversation avec le Pape. Ils sont horrifiés. On donne au blessé une chambre sur place. Lucrèce veille sur lui, elle couche dans la même pièce. Alphonse récupère peu à peu. Mais un mois plus tard, elle le laisse un moment dans la chambre. Deux autres assassins en profitent pour achever le blessé. C’est un homme de main de César Borgia qui a accompli, en plein cœur du Vatican, ce crime effroyable. Ce dernier prétend qu’il n’est pas responsable.
Lucrèce est effondrée. Elle quitte le Vatican le 30 août pour son château de Neti. Toutes ses lettres sont alors signées en italien de "la plus malheureuse des femmes". Pourquoi César a-t-il accompli ce nouveau forfait ? On dira qu’il était jaloux de Lucrèce mais ce n’est pas crédible puisqu’il va immédiatement se préoccuper pour elle d’un mariage encore plus prestigieux. En fait, il se serait entretenu avec son père des dangers de voir sa sœur partir avec Alphonse pour la Cour de Naples, sans espoir de retour. Or, à ce moment-là, on donne une nouvelle orientation à la politique du Vatican : une alliance avec les Français contre les Aragon de Naples. On a donc besoin de Lucrèce comme atout dans cette nouvelle politique. Et il faut qu’elle soit veuve pour intégrer une famille prestigieuse. Un meurtre de plus ou de moins comptait peu dans cette Rome agitée de tant de querelles, de jalousies et de vengeances à assouvir. On choisit finalement pour elle une dynastie très ancienne : la famille d’Este.
Ressources bibliographiques :
Jean-Yves Boriaud, Les Borgia, la pourpre et le sang (Perrin, 2017)
Ivan Cloulas, César Borgia (Tallandier, 2005)
Jacques Robichon, Les Borgia, la trinité maudite (Perrin, 1989)
Catalogue de l’exposition à Ferrare (Palais Bonacossi, 2002)
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"Au cœur de l’Histoire" est un podcast Europe 1 Studio
Auteur et présentation : Jean des Cars
Production, diffusion et édition : Timothée Magot
Réalisation : Jean-François Bussière
Graphisme : Karelle Villais